mardi 18 décembre 2012

Dans les cales du monde social. Acte Unique et sans terme. Scène 1

La parole est à l'allocataire


Nous avons rencontré Mme A. lors d'un entretien qu'elle a eu avec l'accompagnatrice chargée de son suivi dans ses démarches d'emploi.

Elle est âgée de 56 ans - elle en paraît presque dix de plus- et possède une expérience professionnelle de plus de 20 ans en tant qu'aide à domicile auprès des particuliers. Veuve depuis l'été 2010 suite au décès de son époux d'un cancer particulièrement long, invalidant et agressif, elle s'est résolue à demander le RSA, en complément de ses ASSEDIC. C'est en sa qualité de "bénéficiaire du RSA" qu'elle est tenue de se rendre à ces entretiens dits "de suivi".
L'objet de l'entretien est, cette fois-là, de faire un retour sur l'Evaluation en Milieu de Travail (il s'agit, en fait, d'un travail non-rémunéré pour l'employeur qui y recourt) d'une semaine que Mme A. a effectuée dans une maison de retraite près de chez elle. Ce stage était pour elle l'occasion d'exercer pour la première fois dans une structure collective.



Travaillant de 14h à 21h, elle s'y occupait de la toilette des personnes âgées, du ménage, du service des repas, et les couchaient le soir venu. L'un des objectifs du stage était de vérifier sa capacité à travailler en équipe. L'expérience du stage est très positive selon l’accompagnatrice puisque Mme A. s'est montrée « polyvalente », a eu « un bon contact avec les personnes âgées et de bonnes relations avec l'équipe ». La professionnelle souligne que Mme A. a su « gagner la confiance » de la structure, ce qui est particulièrement remarquable, puisqu'elle ne fait quasiment jamais appel à des stagiaires. Cerise sur le cadeau : à la fin de la semaine de stage, la direction a proposé un contrat à Mme A. pour « faire les nuits ». L'allocataire a accepté d'en effectuer une, mais devant la charge de travail beaucoup plus lourde, seulement épaulée par une collègue, elle est « épuisée » et décide donc de ne pas donner suite à la proposition. L'évocation du stage terminée, l'accompagnatrice s’enquiert  des heures de ménage que Mme. A. fait chez trois particuliers et dans des bureaux d'entreprise pour le compte d'une association intermédiaire. L'allocataire se plaint du faible volume horaire qu'elle effectue dans ce cadre et qui « ne change pas la situation sur le plan financier, même si j'ai besoin de sortir et que ça fait du bien » et évoque aussitôt, d'un ton fataliste, l'absence de réponse aux CV envoyés pour un CAE (contrat aidé largement subventionné) dans une collectivité et les nombreux coups de téléphone restés sans suite qu'elle a passé à une entreprise de nettoyage. L'accompagnatrice socio-professionnelle aimerait que Mme A. « renoue  le contact avec la communauté de communes » pour laquelle elle a déjà travaillé une année en 2004-2005, toujours en tant qu'aide à domicile auprès de particuliers. Il est alors question d'un conflit ayant opposé Mme. A. avec la responsable des recrutements de cette collectivité, dont l'évocation semble beaucoup lui coûter. La professionnelle l'enjoint à se montrer « conciliante puisque cette dispute, c'est du passé ». Mme A. répond par onomatopées et dit à voix basse, comme pour elle-même, « qu'elle ne pourra jamais pardonner ». Sentant la forte résistance de son suivi, l'accompagnatrice change de sujet en rappelant que « ce serait bien de commencer à remplir le dossier VAE (Validation des Acquis de l'Expérience) » pour que Mme. A., forte de sa longue expérience de travail puisse obtenir une certification "auxiliaire de vie ". La tâche semble compliquée, puisqu'il faut réunir l'ensemble des fiches de paie de Mme A., qui soupire lourdement, puisqu'elle ne « souhaite pas faire de formation », ce qui semble surprendre l'accompagnatrice. À l'expression de l'allocataire, il est perceptible qu'il s'agit pour elle d'une démarche abstraite, au sujet de laquelle il convient d'émettre avant tout des signes d'approbation et de consentement -peu affirmés- à l'adresse de son accompagnatrice. L'entretien se clôt. Pour le prochain rendez-vous, « ce serait bien » que Mme. A. « relance les entreprises de nettoyage, pour y faire le ménage dans les bureaux vides ». Il faudra aussi « actualiser le CV, en y mettant le stage à la maison de retraite, et on parlera du bilan écrit, qu'on aura certainement reçu ». À l'issue du rendez-vous, Mme. A. accepte notre demande d'entrevue en tête-à-tête à son domicile, à condition de le décaler d'1h30 « puisqu'elle reviendra du travail et aimerait se reposer un peu avant ».

À notre arrivée devant le lotissement de Mme A., une petite voiture est garée devant l' enclos qui ceint une pelouse impeccablement tondue et ornée de massifs de fleurs entretenus avec soin. Quand nous sonnons chez l'allocataire., nous apercevons un visage à la fenêtre de la maison voisine, qui disparaît très vite. Nous devons sonner à trois reprises avant que Mme A. ne vienne nous ouvrir. À son air de surprise, nous devinons qu'elle a oublié notre rendez-vous, ce dont elle s'excuse aussitôt : elle s'est « endormie sur le canapé ». Nous passons dans le salon et nous installons sur une grande table en bois rustique, où est déposé un petit bouquet de fleurs de jardin. Les meubles sont en bois foncés, de facture traditionnelle. Tout est parfaitement aligné, lustré, on "mangerait par-terre". Un imposant vaisselier contient une collection d'assiettes décorées et sur lequel sont déposés de petits napperons en dentelle épaisse, littéralement recouverts de photos de son mari décédé, disposés dans de petits cadres. Sur le mur du salon, un imposant portrait du disparu est accroché, avec un effet de flou artistique qui vient comme animer un sourire pudique. Autour du petit écran de télévision de 36 cm, il y a encore des photos de familles, dont l'une semblent mettre en scène un collectif soudé et fort de son nombre. Mme. A. et son mari y sont au centre, entourés de leurs 5 enfants, tous mariés, ainsi que de leurs 11 petits enfants. En bonne place, figure aussi la photo de leur mariage. En dehors de ces photos et du bouquets de fleurs, les seuls objets qui témoignent d'une activité quotidienne sont une télécommande et un programme de télévision, posés sur un coin de la table basse au pied du canapé, sur lequel se dessine encore le corps fatigué de Mme A.

Mme A. est d'origine bretonne. Née d'un père qui « entretenait sa petite ferme et qui était ouvrier d'usine », d'une mère qui tenait son foyer en élevant ses douze enfants. Mme A. n'a « que son certificat d'études, et c'est déjà pas mal (rire franc) ». Elle se marie à l'âge de 16 ans avec son premier mari, titulaire d'un CAP en menuiserie, et travaille « dans une fabrique de cheminées ». Cette expérience conjugale est marquée par des naissances successives et resserrées dans le temps. Née en 1970, sa fille aînée est aujourd'hui est aide soignante dans une maison de retraite et passe encore des examens « pour améliorer sa situation et est en train de faire construire». Sa seconde fille, née en 1971, est également aide-soignante, dans la même institution que sa sœur aînée. Toutes deux sont nées dans le sud du grand ouest. En 1972, la famille s'installe dans un pavillon où nait une troisième fille, qui est actuellement ATSEM « aux écoles » d'une municipalité. En 1974, Mme A. accouche d'un fils « routier et qui promène du ciment. Il vient d'acheter une maison, après son divorce ». La dernière enfant du couple, née en 1975, est « assistante maternelle chez elle ». Concernant la scolarité de ses enfants, Mme A. convient en riant « qu'ils ont été à l'école un petit peu, jusqu'à l'âge de travailler, parce qu'ils aimaient pas l'école, les uns comme les autres ». Si Mme A. parle volontiers de ses enfants (« heureusement qu'ils sont là, ils m'emmènent avec eux faire les courses. S'ils viennent manger, ils emmènent de la nourriture, ils savent que... (elle contient ses larmes)»), elle rechigne à évoquer ses conditions de vie de l'époque : « Mon mari, il fallait pas travailler, alors... On va pas expliquer la vie, mais c'était pas terrible. Elle est pas belle sa vie, c'est pas la peine d'en parler. Il parle pas à ses enfants, il habite ici, pourtant... Avec tout ce que j'ai vu... Vous savez quand vous avez le fusil sous la gorge (au sens littéral), on pardonne pas. Et les enfants ont vécu tout ça ». Le divorce est prononcé en 1984 et Mme A. intègre « un petit appartement HLM en centre-ville (à T.) », composé d'une seule chambre et d'une pièce principale . Après la scolarité de ses enfants, en 1987, Mme A fait des heures de ménage dans des bureaux. En 1989, elle devient « agent polyvalent stagiaire », dans une maison de retraite, déjà. Après un intense effort de mémoire, elle se souvient que c'était un « contrat TIL » (l'un des premiers contrat aidé, qui sont inaugurés au mitan des années 80, qu'elle confond avec le contrat PIL, ancêtre du CES). Elle ignore quelle est la signification de cet acronyme et par quel biais elle l'a obtenu (« est-ce que j'étais inscrite à l'ANPE ? Je me rappelle plus »). De 1988 à 2004, elle est salariée par un organisme caritatif en tant qu'aide à domicile chez des particuliers. Entre-temps, elle fait la connaissance de celui qui deviendra son second mari en 2007, un « homme costaud (elle montre une photographie), qui depuis l'âge de 14 ans à toujours été cuisinier (…) qui a eu son restaurant personnel (de 1975 à 1982) mais qui avait une dame qui l'aidait pas (…) et après, il a fini à la cuisine municipale de T. ». Le couple se décide à faire vie commune en 2001, et Mme A. s'installe donc à une vingtaine de kilomètres d'où elle vivait dans la maison qu'elle occupe encore et où son mari « a toujours vécu « , l'obligeant à se lever à prendre le bus de 6 heures pour se rendre à son travail, pendant deux ans. C'est aux décès de ses parents qu'elle décide d'entamer des recherches d'emploi cette fois sur son nouveau lieu d'habitation. C'est ainsi qu'elle envoie « comme ça » un CV à la communauté de communes  et qu'ils « l'ont prise pour faire que des remplacements » toujours en tant qu'aide à domicile chez des particuliers. C'est l'occasion de revenir sur le conflit l'opposant avec la responsable des recrutements au sein de cette structure, évoqué lors de l'entretien d'accompagnement auquel nous avons assisté. La relation de ce conflit par Mme A. est l'occasion pour elle de nous livrer certains principes au fondement de sa vision du monde social, aujourd'hui largement disqualifiée par les dispositifs de l'action publique : «  Ben c'est une dame dans les bureaux, c'est elle la chef, qui envoie les gens chez les personnes, qui va voir... Non (elle se corrige), parce que si elle allait voir comment sont faites les maisons, elle, elle n'irait même pas faire le ménage. Elle nous envoie dans des maisons, des fois, faut pas avoir peur d'attraper de microbes, hein ! Si elles y allaient, ces dames-là... Puis, un matin, mon mari était très malade, je pouvais pas aller travailler, et ben elle a pas été gentille... parce que mon mari était d'ici et c'est lui qui me faisait un repérage pour voir où c'était. « Démerdez-vous ! » J'avais dis ce que je pensais. Quand on est pas pris (dans les préoccupations spécifiques exigées par les maladies graves), on arrive pas à comprendre. Après, quand le contrat a été fini, il a pas été renouvelé. » Mme A. enfonce le clou : « Je pense que si on s'appelait monsieur Machin ou madame Untelle (elle imite un ton précieux)... on a peut-être pas les mêmes valeurs ?  Y en a, ils ont de bons coups de pied au cul (elle évoque le piston, comme étant inaccessible à son groupe social d'appartenance) pour rentrer dans des endroits (des postes), hein (ton de complicité) ? ».
Mme. A. trouve vite à se réemployer au sein d'une association de garde-malades, et complète ses revenus par le biais de chèques emplois services, toujours en tant qu'aide à domicile auprès de particuliers, de 2006 à 2010. Cette année-là, Mme A. est victime d'un début d'infarctus (« j'ai failli y passer ») et ne peut plus assurer les nombreux aller-retours qui scandent ses journées, ainsi que l'effort physique exigé par son emploi. Elle suit toujours actuellement un traitement car « faut bien faire  la cavale » entre les différents clients chez qui elle fait des ménages pour une association intermédiaire (cf. supra), pour un volume mensuel de 25 heures, rémunérées à 177 euros. Mme A. paye le coût corporel de son activité professionnelle : « j'ai un problème d'hernie discale, et aussi de pied. Il faudrait que je me fasse opérer mais faut être un mois sans marcher, je veux embêter personne ». Ses enfants l'exhortent à demander une pension d'invalidité « comme beaucoup, mais c'est pas mon principe, je veux pas tirer au flanc ». Six mois plus tard, les dégâts occasionnés par le cancer de son mari, dont elle s'occupe elle-même à leur domicile, se font plus importants. Elle l'accompagne dans les différentes démarches relatives à son dossier de retraite. Dépassés par la complexité des organismes et du dossier à monter, le couple se résout à aller demander l'aide d'une assistante sociale, qu'elle "n'aime pas beaucoup". La voix gonflée de sanglots, Mme. A. nous confie : « un jour, il y a été, il était très malade, il ne comprenait plus... elle lui a dit : « mais faut que je vous parle chinois pour que vous compreniez Mr A. ? ». Et il est sorti, il en avait gros sur le cœur (elle pleure)... au début elle a pas été gentille », car ironiquement, au décès de Mr. A., six mois plus tard, la veuve fait une demande de RSA pour compléter ses ASSEDIC, et "tombe" sur la même assistante sociale de secteur. Il est aisé d'imaginer la gêne de Mme A. qui doit complètement s'en remettre à la travailleuse sociale, « puisqu'avant, moi, je connaissais pas, hein, elle a fait un geste pour que j'ai le RSA... ». L'assistante sociale entreprend alors Mme A. afin qu'elle déménage de ce logement "trop coûteux pour moi, qu'elle dit. C'est pourtant pas grand et c'est un lotissement HLM. Et ça me ferait de la peine d'abandonner mes rosiers et tous mes souvenirs".
C'est encore en pleurant qu'elle évoque comment sa fille aînée lui a payé le coiffeur "pour être belle au repas de Fête des mères" .
À la fin de notre entrevue, Mme A. nous fait faire le tour de son jardin, dont elle semble fière. Des rosiers, notamment, qui sont impeccables. Une nouvelle fois, elle ravale des sanglots en me confiant que son époux "était déjà bien malade" quand il les plantés.

En mai dernier, Mme A. a porté son vote sur le président élu. Dans l'espoir de voir s'ouvrir des possibilités de contrats aidés plus nombreuses, sachant que c'est seulement là, tout en bas de l'échelle salariale, qu'elle est le mieux à même de placer ses maigres perspectives et aspirations professionnelles. 
À ce jour, Mme A. "cavale" toujours après quelques heures de ménage, entre les exigences des différents particuliers qui l'emploient, et celles de ces différents "accompagnateurs" dans le cadre du RSA. Elle "cavale" après un emploi "stable et durable", comme disent les institutions, pour un jour pouvoir toucher une retraite décente. Sa fatigue et sa lassitude, elles-aussi, "cavalent".

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