mardi 14 mai 2013

Mon vieux Louis


Mon vieux Louis,




J'ai tellement de choses à te dire. Aussi, tu me rendrais un immense service si tu pouvais fermer, le temps de cette bafouille, ta trop fameuse grande gueule.

D'abord, t'exprimer ma reconnaissance pour m'avoir quasi sauvé la vie quand j'avais 20 ans, époque où j'étais pas trop jouasse de la vie. Enfin tes bouquins plus précisément. Mais pas n'importe lesquels, comme tu t'en doutes.

Je t'ai lu bien trop jeune, ne sachant pas tout sur ton compte. Dans ma famille, on lit peu. Les copains étaient occupés à fumer des joints, à boire de la bière chaude, à draguer les filles. On m'avait dit que si tu sentais le souffre, c'est parce que tu avais dénoncé la boucherie de 14. Je te vois sourire. C'est rare. Mais c'est pas le même sourire que sur la photo que j'aie sous les yeux, juste là. Une des rares où tu souris franchement. Y a Toto qui suce ton stylo. Y a tes mains. T'as des mains magnifiques, Louis. Celles qui t'ont servies à "scribouiller" tes feuillets. Parfois si beaux. Parfois si dégueulasses. Fais pas ta tronche de p'tit vieux chétif qui ne comprend plus, qui s'inquiète à cause des chiens qui gueulenten direction du bas-Meudon. S'il te plaît, pas à moi.

Je reprends. Avoir 20 ans, ça peut être terrible. Comme le dit Nizan. Oui, celui-là même qui t'avait bien sondé en 1932. Oui, je sais que tu te torches avec, Louis.

Mais pas autant que Kaminski, au moment décisif, sale enfoiré. Remarque, t'en as fais rigoler plus d'un. Que des mots, disaient-ils. Encore aujourd'hui, y en a beaucoup qui déconnent à ton sujet, qui racontent tout et son contraire. Le Gênie versus l'immônde salaud. Avoir 20 ans, donc, pour moi, c'était pas le meilleur augure pour entrer dans la vie. Je venais de perdre mon père. C'est à la faveur d'une prof de lettres admirable, qui a encore parlé, surtout, de ta dénonciation de la guerre, que j'ai ouvert le Voyage. Y avait pas de buisson, mais ta voix est tombée sur moi. LA voix. Direct en plein dans mes dispositions d'esprit assombries. "Au nerf", comme tu dis. Ébahi, j'admire ton métro qui passe à toute berzingue, n'ayant jamais soupçonné qu'une telle machine puisse exister. Oh, j'avais bien vu d'autres machines, mais des plus lentes, des plus alambiquées. D'autres voix. Aigrelettes, scolairement imposées, dûment sanctionnées, des types qui se confessent, des romans nouveaux. La tienne de voix, elle m'a assise dans un de tes wagons. Encore merci. La guerre, l'Amérique, la cité dans la gadoue, peuplée de bras cassés. Toutes et tous admirablement rendu-e-s, au sens propre : Robinson, Molly, les Henrouille, Bébert. Après, il y aura Sabayot, Courtial, tes pauvres parents (ce que tu peux être raclure) dans le Passage. Je crois que je ne quitterai jamais ce wagon.

Et puis, j'ai eu envie de mieux te connaître, toi, capable d'une si belle empathie. D'une compassion si profonde. Pas Bardamu. Non, te connaître toi, Louis. J'ai pas été déçu. « Antisémite, antisémite », je me disais, « à cette époque-là, pas de quoi fouetter un chat ». Y a qu'à voir les tirages faramineux de la littérature antisémite - plus de quarante éditions de Bagatelles. « J'aurais dû me taire », dis-tu. Je crois aussi. Mais dans ta sale caboche vicieuse, peut-être un peu vexé que les grèves t'aient gâchées la sortie de ton Mort à crédit, tu t'es vu en suprême vizir publiciste clairvoyant...

« Suprême vizir ». Encore une fois, tu m'as bien roulé. Suprême raciste, version scientifique, la pire engeance. L'essentiel rouage. Kaminski entre autres, vrai lecteur attentif. À chaque « pamphlet », à chaque diarrhée épistolaire (le « Parlement Vercingétorix » à Je suis partout, entre autres), tu épouses un peu plus le Reich. L'autre jour, j'écoutais Brami évoquant une description de Saint-Pétersbourg dans Bagatelles qui, selon lui, serait digne de figurer dans les anthologies. J'ai cherché, feuilleté... Mais au bout de trois ou quatre minutes, j'ai cessé. Ce n'était pas possible. C'est loin d'être un délire fiévreux ton truc. C'est même plutôt bien pensé ; la preuve : tu es encore l'une des seules ressources intellectuelles de l'actuelle extrême-droite. De la rhétorique propagandiste de premier plan. Chapeau l'artîîste...

Et puisque je te tiens, saches que je te plains pas pour le très relatif mauvais sort littéraire dans lequel on t'a tenu à l'immédiate après-guerre. Tu pouvais t'habiller clodo, traiter Gaston de rat, vitupérer, slalomer entre les cercueils que t'as pas dû manquer de recevoir dans ta boîte aux lettres, rien n'efface le Professeur Y. (pourquoi "Y", Louis, hein ?), les preuves de la non-existence des camps que tu as cherché auprès de tes amis SS. Et Môsieur le grand écrivain reçoit la télévision chez lui, répond aux interviews, se fait photographier honni et miséreux, jusqu'à Paris-match... Cette blague. T'as bien profité, hein ? Parce que le peloton, que tu avais bien cherché, il est pas passé loin.

Je sais. Tu as fait de la prison. Mais à un bien suave régime : l'infirmerie, souvent. C'est d'ailleurs là-bas que tu écriras Féerie, un de tes plus grands sommets. Tu espérais « crever le plafond une seconde fois » avec. Dans le cul, Louis, qu'il t'aurait dit Gen Paul ! Et puis les trois premiers mois d'exploitation de D'un château l'autre, ce sera seulement 5000 exemplaires atteints à grand' peine. Je conçois que tu sois un peu amer quand de nos jours, pour certains, c'est 300 000 à chaque coup, et des qui te trouvent « surfait, maniéré » : le culot des labradors qui se donnent des airs de dépressif.

Mais est-ce si injuste quand toi-même tu concèdes du bout des lèvres que Proust était « doué » (enfin surtout pédé, hein ?) ? Quand tu n'auras pas un mot pour Joyce (tout juste un geste de la main dédaigneux à Burroughs et Ginsberg qui t'interrogent, pétris d'admiration), pour Faulkner, pour Beckett ? Oh, n'ouvre pas la bouche ! Je sais que si pas authentiquement certifié français, ça t'intéresse pas. Parce que toi, tu crois que tu écrivais en français ? Je me permets, moi qui ne suis rien, de nuancer, même si je sais que ça a jamais été ton truc, la nuance. Je dirais : tu écrivais avec du français.

Je m'en doutais : tu t'en fous.

Moi, je ne m'en fous pas. Peut-être que je devrais me faire une raison. Cesser de regretter que jusqu'au bout, jusqu'à Rigodon, tu t'étais trouvé une nouvelle marotte : le péril jaune...

Tu me fatigues, Louis. J'ai encore tant de choses à te dire (parler de lecture, des fausses gloires de l'écriture, que tu me racontes Bébert et Bessy, même Siegmaringen je crois, et puis St Malo) mais là, je ne peux plus. Ne m'en veux pas, mais si tu étais devant moi, je ne sais pas si je te prendrais dans mes bras ou si je te cracherais dessus. Tout cela est puéril.

PS : Je laisse les fautes, ça te fera les yeux.




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