mercredi 15 mai 2013

Orthopédie III

La voix résonne dans la pièce qui, ordinairement, fait office de gymnase.

"Non mais tu en veux une ? Dis-le ! Dis-le !"

La minuscule professeur d'espagnol se tasse encore un peu. Les mandibules trahissent la peur. Les mains suintent la panique. C'est juste à la commissure des lèvres que le groupe peut voir les progrès de Madame Garcia : sous le palimpeste de l'effroi, comme de la colère. Mieux : de la révolte.

"Vous faites de grands pas ! De considérables progrès ! N'est-ce pas ?" entonne le psychanalyste qui anime les séances à l'adresse du groupe hétéroclite qui l'écoute dans un silence de cathédrale. La minuscule Madame Garcia esquisse un sourire qui glisse vers le soupir, puis lentement, de façon prévisible, hoquette doucement et libère de grosses larmes. Si on prend du recul et qu'on observe cette dame : tout petit visage, comme en porcelaine, posé sur des épaules moins larges qu'un cintre ; alors les larmes paraissent disproportionnées. Énormes, lentes, atteignant le menton, comme vrillé vers la gauche, et qui tremble à présent. Le tout, trempe mollement le foulard qu'elle ne porte que durant ces séances collectives. Machinalement, elle s'est recroquevillée sur sa chaise, son regard tourne, à l'affût de ce que l'air pourrait contenir de menaçant.

"On remercie Monsieur Berger pour sa convaincante prestation de mari violent". Franc sourire du psychanalyste. "Madame Garcia, que ressentez-vous à ce moment précis ?"

"Je sais pas. Je dirais que je me sens mieux que pendant les autres mises en situation. En même temps, je connais un peu Monsieur Berger, c'est lui, un homme charmant. Mon mari,... lui". Sévère, le psychanalyste la relance sur son immédiat ressenti, les images qui lui viennent spontanément.

"Ben... Je vois son oeil. C'est comme s'il n'y avait plus rien d'autre dans ses yeux qu'une fente verte dans un fond de rouge. Il titube déjà depuis quelques temps, alors j'ose à peine respirer. Il me guette. Il interprète le moindre froncement de sourcils. Généralement, la deuxième bouteille de Rojas est déjà bien entamée. Mais Monsieur boit vite. Il s'enthousiasme. Moi souvent, après les cours, je suis exténuée, faut les tenir les jeunes aujourd'hui, des classes de 25... et j'aime bien m'installer gentiment dans le Voltaire et puis regarder la télévision espagnole pour les informations. C'est souvent comme ça que ça commence. Il jette son exemplaire du Quichotte, pose ses mains sur le dos du fauteuil. Se penche sur moi et moi, je sens son haleine et quelques fois autour des lèvres c'est violet, parce qu'il s'est essuyé avec la manche de son gilet. Et il vitupère contre les âneries de la télévision, comment je peux regarder ça et que, de toutes façons, ma sœur me tiendra informée des événements. Quelques fois, il retourne dans le cabinet de lecture en maugréant, et alors ça m'est déjà arrivé de faire sous moi. Le soulagement, vous comprenez. Quelques fois, il reste. J'entends son pas ivre qui tourne autour de moi, et qui se cale sur sa respiration à lui. Parce que moi, je ne respire plus. Et ses yeux. Ses yeux... De la haine, il n'y a plus que ça. La fois où il m'a cassée la mâchoire..."

"Merci Madame Garcia mais l'heure tourne. Nous allons maintenant écouter Mademoiselle Rousseau nous dire où elle en est avec son obsession de la putréfaction".

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