vendredi 17 mai 2013

Sur Faulkner, complément



 Extrait d'un papier de B. Lahire, où il est question de Faulkner :


" Lorsque, au cours d'un entretien, on pose une question - apparemment simple - à un élève de CE2 sur ce qu'il fait le soir en rentrant en rentrant de l'école, celle-ci suppose en fait bien souvent que l'enfant sache se placer dans le registre du récurrent, du régulier, de l'habituel, ou du général ("En général, je prend smon goûter, puis je vais faire mes devoirs, puis je vais m'amuser, puis je mange et je me couche à telle heure") et donc qu'il adopte une attitude un peu "théorique" et classificatrice par rapport à sa propre expérience. Or, certains élèves ne parviennent pas à tenir ce registre et développent des discours sur des faits particuliers, racontés au passé composé et comportant des détails non pour le type de discours attendu (Un jour, avec quelqu'un, dans telle situation, cela s'est passé comme ça et comme ça et comme ça...").

Côté littérature, on peut remarquer que William Faulkner produit une écriture caractérisée par ses phrases inachevées, ses implicites (les lieux non indiqués, les personnages désignés par de simples pronoms...), ses suites d'action sans autre transition que les "et", "et puis" (classiquement stigmatisés scolairement) et dans un ordre qui n'est pas forcément chronologique ou qui l'est bien trop. Faulkner retrouve aussi par son travail d'écriture les analogies pratiques, sensibles, qui trament l'ordinaire de l'existence sociale, rappelant à la manière de Proust que le présent d'une histoire est toujours gros de tout le passé réactivé par l'analogie des situations (un mot, un bruit, un geste ou un parfum font retrouver des sensations passées : par exemple, quand Benjy entend le mot "caddie" prononcé par des joueurs de golf, c'est tous les sentiments qu'il avait à l'égard de sa soeur "Caddy" qui refont surface).

Faulkner joue sur les implicites, les enchâssements d'événements, d'histoires plus ou moins homologues, et retrouve ainsi les rapports pratiques au monde, la succession des "faire" et des "dire" dans un ordre qui, privilégiant le déroulement effectif des actions sur leur mise en cohérence narrative, donne le sentiment d'une incohérence, d'une confusion. En effet, les actions sont souvent écrites par l'auteur telles qu'elles apparaissent effectivement au personnage qui les vit, ce qui confère un aspect totalement décousu à la situation (une parole est "coupée" par une action qui se déroule dans le temps, puis reprend, etc.). La description de la succession des actes et des paroles au plus près de leur chronologie effective (comme le ferait un analyste de conversation ou un ethnographe extrêmement précis) donne à lire un texte dont la cohérence habituelle se défait. Faulkner met en lumière ainsi le caractère arbitraire et artificiel des structures narratives classiques, scolaires notamment (avec, par exemple, un début, un développement et une fin), qui supposent le choix d'un seul fil conducteur, l'organisation textuelle d'un événement principal (d'où les injonctions et évaluations scolaires du type : "ne pas se perdre dans les détails", "parler d'une chose à la fois", "ne pas sauter du coq à l'âne"...). Les ruptures faulknériennes opérées par rapport aux structures doxiques de la narration forcent la réflexion sur les principes de mise en cohérence langagière du monde social.

Faulkner met en évidence les structures temporelles qui sont souvent les nôtres dans la vie quotidienne. Il rend compte, par le travail sur la forme littéraire, de l'incessant passage (sans rupture ou transition formelle dans son écriture) d'un acte à un autre, d'un acte à une parole, d'une parole à un acte (ces actes et ces paroles se chevauchant et n'étant liés ensemble par aucun lien narratif), que nous opérons quotidiennement sur le mode du cela-va-de-soi. Mais en nous amenant à trouver bizarre son écriture, en dérangeant nos structures de perception, nos principes ordinaires de mise en cohérence des événements, il rend, du mêem coup, étrange la sensation naïve qui consiste à trouver normales, bien fondées, les fictions narratives que nous avons apprises, d'une certaine manière, à nous raconter à nous-mêmes sous l'effet socialisateur de l'école et au travers de nombreuses lectures. À travers la diffusion des structures narratives (mai aussi, plus loin dans le système scolaire, des structures dissertatives, argumentatives, thétoriques, logiques...), de ces principes de mise en cohérence ou de mise en forme du monde que l'école tente de garantir en sanctionnant ceux qui ne mettent pas les formes attendues, c'est d'une certaine manière l'ordre symbolique qui est maintenu.

Comme les récits oraux des enfants de milieux populaires, mais en un tout autre lieu de l'espace social et avec la légitimité littéraire en plus, Faulkner conteste les principes de cohérence narratifs qui sont passés dans l'ordre du "naturel", de l'évidence. Il fait apparaître ainsi le caractère artificiel, arbitraire, de ce qui habituellement pourtant tenu pour la manière de rendre "le réel même". Avec beaucoup de finesse et d'inventivité littéraires, Faulkner parvient à trouver des manières de dire autrement le cours du monde, à rendre étranger à nous-mêmes les structures doxiques narratives et à nous rappeler qu'entre l'ordre du "faire" et l'ordre du "récit de faire", l'écart est grand."

B. Lahire, extrait de "Logiques pratiques : le "faire" et le "dire sur le faire"", Recherche et Formation, n°27, 1998.

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