mardi 11 juin 2013

Usage et statut du matériau biographique


Récits de soi, écrits ou oraux, autobiographies, paroles d'enquêtés :
 L'usage et le statut du matériau biographique dans les sciences sociales.



L'usage fait du matériau biographique pose aux sciences sociales toute une série de problèmes, inséparablement épistémologiques et méthodologiques. En effet, le mode du récit de soi, s'il diffère en fonction des zones sociales d'appartenance du narrateur ou du locuteur, emprunte les mêmes étapes que le récit d'une histoire se déroulant dans un cadre quasi-romanesque, et se donne à voir comme un tout cohérent et conscient, avec un début et un fin.1 La question pour le chercheur est alors celle de la différenciation entre discours du sens commun et discours savant pour tenter d'objectiver cette parole mise en scène.

Avant de nous interroger sur le statut qu'il convient d'attribuer à l'approche biographique dans les sciences sociales et la sociologie plus particulièrement, il nous faut faire un retour sur l'histoire de l'introduction de « l'institution biographique »2 au sein des sciences sociales.


Si l'approche biographique est traditionnelle en histoire, elle se diffuse en sociologie avec les enquêtes des sociologues de Chicago, et notamment celle de N. Anderson, Le Hobo (1923), qui a réunit 154 fiches biographiques pour retracer les conditions de vie des travailleurs migrants se déplaçant au gré des chantiers, d'une ville américaine à l'autre ; ou encore, celle de Thomas et Znaniecki sur le Paysan polonais en Europe et en Amérique ((1919), étude des documents personnels des enquêtés et de l'autobiographie d'un ouvrier boulanger. Ils constatent « la supériorité des récits de vie sur tout autre type de matériau pouvant donner lieu à l'analyse sociologique ». Cette nouvelle approche de la sociologie, exemplarisée par Les enfants de Sanchez d' O. Lewis, en contrepoint d'une vision durkheimienne, va être à l'origine de vocations sociologiques, et favoriser une tension entre littérature et sociologie notamment. Ainsi D. Bertaux, ancien président de l'Association Française de Sociologie relate sa découverte de l'ouvrage en ces termes : « j'ai grandi dans un milieu marqué implicitement par la littérature. Que les sciences sociales puissent présenter un aspect littéraire, rien ne pouvait me les rendre plus sympathiques»3. Cette tension, de plus en plus visible dans les années 1960-1970, s'incarne parallèlement en histoire avec le foisonnement et le succès des biographies grand public.

Le récit biographique, « fasciné par ses propres pouvoirs de suggestion... visée utopiques d'exhaustivité qui fonde son impression de compréhension dans l'illusion d'immédiateté »4, qui « offre une structure narrative dont les effets de séduction empruntent au romanesque »5 en vient peu à peu à s'autonomiser du champ proprement universitaire. Des maisons d'édition vont se créer, mêlant sciences sociales et biographies littéraires, et connaître des succès considérables, comme la collection Terre humaine. Le statut même des textes se trouve affecté. L'effet de réel, exercé par l'approche biographique, contribue au brouillage des frontières entre sciences sociales et l'univers biographique. Ainsi, les deux approches vont se concurrencer pour dire la vérité sur le monde social.

Ce trait concurrentiel peut s'incarner à travers le travail littéraire d'Annie Ernaux, qui se situe entre autobiographie littéraire et auto-socioanalyse. En effet, A. Ernaux montre des intentions sociologiques conscientes et explicites. Elle est parmi les premiers à introduire dans des récits littéraires des fiches préparatoires, des extraits de témoignage, des archives et des notes de bas de page. Son travail, voulant rendre compte de la domination par le littéraire, montre une grande proximité avec la sociologie et particulièrement celle de P. Bourdieu. Lors d'un séminaire de l'INED, devant une assemblée majoritairement constituée de sociologues, A. Ernaux se « demande s'il y a une différence profonde entre fiction et sociologie » et déclare que « si la littérature est un art, c'est avant tout une science humaine »6.



Il est alors nécessaire pour le chercheur en sciences sociales d'interroger le statut et la véracité du récit biographique qui a tendance à « s'imposer d'emblée, en concentrant la transparence fonctionnelle de la « pré-notion », l'évidence existentielle du vécu et l'efficacité dramatique du scénario »7. Les schèmes narratifs alors à l'oeuvre empruntent ceux du récit littéraire et présentent en surface toutes les apparences d'une unité d'ensemble. Cette « mise en histoire » de soi exige d'être contextualisée, pour éviter les pièges de la philosophie du sujet et du personnalisme. Selon P. Bourdieu, le nom propre constitue « une identité sociale constante et durable  (...) dans tous les champs possibles (...) à travers les temps et les espaces sociaux»8. Aussi, il appartient au chercheur de se détacher du récit de vie se présentant « comme une série unique et à soi suffisante d'évènements successifs » en reconstruisant les processus, les trajectoires, et en les recontextualisant dans le temps et l'espace social. Mais, en dépit de ces préventions épistémologiques, P. Bourdieu va lui-même illustrer la connivence des sciences sociales avec un pacte de lecture plus classique, propre à la littérature, avec la publication de La misère du monde, en 1993, destinée à un public élargi : « ...même si nous comprenons que, voyant dans les différentes « études de cas » des sortes de petites nouvelles, certains puissent préférer les lire au hasard, et choisir d'ignorer les préalables méthodologiques ou les analyses théoriques ». Dans la forme même de l'ouvrage, c'est le plaisir du lisant qui semble être encouragé. Les titres et les sous-titres des entretiens retranscrits sont les mots-mêmes des enquêtés, et les parties sont précédées d'une page présentant des extraits de texte dactylographiés, renforçant ainsi une dimension authentique de l'enquête. Bien plus, cet ouvrage semble mettre en scène, ou au moins suggérer, une évolution paradigmatique du chercheur, jusqu'alors majoritairement et abusivement perçu comme « déterministe » . Dans une sorte d'avertissement au lecteur, P. Bourdieu écrit, à propos des entretiens menés : « nous les avons organisés et présentés en vue d'obtenir du lecteur qu'il leur accorde un regard aussi compréhensif que celui... ». De même, l'ouvrage se clôt par un texte final intitulé Comprendre9. L'échantillon étudié dans l'ouvrage n'est jamais défini, La misère du monde peut, à la limite, être considéré comme une somme de cas exemplaires, au sein de laquelle : « l'auteur-chercheur (...) a mis en compétition des vies d'hommes sans méthodologie ni règle du jeu [pour] déclencher à tous coups l'impression de comprendre en profondeur, de saisir « la vérité typique » »10.



L'influence exercée par l'approche biographie sur les sciences sociales trouve peut-être son fondement dans un lectorat élargi, en raison notamment de l'explosion scolaire11. Mais cette influence ne doit pas valoir assimilation entre récits de fiction et sciences sociales. Il est nécessaire de circonscrire le biographique, de ne pas l'avaliser pour sa prétendue exemplarité authentificatrice, et pour cela, de le mettre en relation avec les événements qui adviennent et les états successifs de la structure sociale12. Les sciences sociales peuvent, et doivent, intégrer le matériau biographique, mais le traiter comme un matériau parmi d'autres, pour ajouter « des contraintes à l'interprétation »13, et non l'enregistrer pour lui-même, ce qui reviendrait à abdiquer face à un discours de sens commun. La situation d'enquête doit mobiliser toute la réflexivité du chercheur quant aux modes de présentation de soi, car les enquêtés et les biographes « ne manquent ni de talent, ni de bonnes raisons pour falsifier la représentation des faits »14.

Ce conflit épistémologique auquel donne lieu l'usage du matériau biographique, oscillant entre explication objectivante et restitution naïve de la parole livrée, est certainement dû aux enjeux sociaux concurrentiels liés à la lutte pour dire la vérité sur le monde social, ou plus simplement, à « la sorte de malédiction spéciale qui veut que les sciences de l'homme aient affaire à un objet qui parle, les vouent à osciller entre un excès de confiance dans l'objet lorsqu'elles prennent à la lettre son discours et un excès de défiance lorsqu'elles oublient que sa pratique enferme plus de vérité que son discours ne peut en livrer »15





1P.Bourdieu, « L'illusion biographique », Actes de la recherche en Sciences sociales, 1986,

2J.C.Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, XXXI, 1989.

3B.Pudal, « Du biographique entre « science » et « fiction ». Quelques remarques programmatiques », Politix, 1994.

4J.C.Passeron, ibid.

5B.Pudal, ibid.

6I.Charpentier, « Quelque part entre la littérature, la sociologie et l'histoire... », Contextes, 1, 2006

7J.C.Passeron, art. cité

8P.Bourdieu, art. cité

9On lira avec profit le questionnement émis par N. Murard et JF. Laé : « Alors comprendre, c'est quoi, en fin de compte ? Pas seulement se mettre à l'écoute du réel, mais l'entendre se bidonner de son rire inextinguible (...) », in. Deux générations dans la débine, Bayard, 2011.

10J.C.Passeron, art. cité

11B.Pudal, art. cité

12V. par exemple A.Collovald, J.Chirac et le gaullisme, Belin, 1999

13J.C.Passeron, art. cité

14E.Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, ,1. La présentation de soi, Paris, Les Editions de minuit, 1973

15P.Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Droz, 1972

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