mardi 11 juin 2013

Webassociation avec Didier Bazy


C'est un immense plaisir, dans le cadre du projet collectif initié par L. Margantin ; que Didier Bazy a relayé hier sur son très fameux rhizomiques ; de reprendre ici avec son accord son remarquable texte sur Samuel Beckett, ce dont nous le remercions chaleureusement. D. Bazy nous montre comment Beckett ne peut qu'échapper à toutes les tentatives de captation, en renouvelant sans cesse sa recherche. Bien les prétendants soient (trop) nombreux, gageons que le prodigieux héritage laissé par Beckett restera encore longtemps sans trouver héritiers.








cap au pire beckett

 

Beckett résiste.
Beckett a résisté à faire du Beckett. Chaque œuvre, chaque phrase, chaque mot, chaque lettre, résiste à la littérature pour tracer des lignes de fuite vers le cinéma, le théâtre, la philosophie, la poésie, la logique, le sens et les sons. Seulement et simplement vers. Chaque phrasé est un personnage et inversement. Les événements arrêtés fuient de toutes parts. Un homme dans une poubelle : une vie entière. Pas d’analyse. Rien que du constat. En attendant Godot :
« – Le temps s’est arrêté… « – Tout ce que vous voulez, mais pas ça. »
« Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art soit sous la forme d’une lutte des hommes."
Deleuze.
"Celui qui ne résiste pas ne se rendra jamais"
Thoreau.
Beckett résiste.
Entre les paranos qui voient du sens partout et les cons qui jugent absurde tout ce qui les gêne, les tragédies humaines oscillent avec humour.
Décidément coincés par ce balancier, les personnages mis en scène par Beckett, comme les narrateurs singuliers de ses récits, passent leur temps pendulaire à résister plus qu’à exister, traversent l’espace non-euclidien du chaos pour créer des vies, des vies d’art, des vies de luttes. Pour se rendre.
Beckett n’a rien à voir avec l’existentialisme. Beckett n’a rien à voir avec le théâtre de l’absurde. Beckett donne à voir la simplicité du monde : cessez de vous casser la tête ! Crie le chuchotement de son œuvre.
Regardez-vous ! Regardons-nous !
Nul plus que Samuel Beckett n’a poussé aussi intensément la vie vers l’œuvre. Nulle œuvre n’a poussé avec autant de force vers la vie.
Quelle vie ?
Quelle œuvre ? Une œuvre de vie. Une vie à l’œuvre.
Des preuves ?
Beckett a commencé par se mettre à l’épreuve de la vie.
Champion dans sa tête et dans son corps, il est un élève brillant autant qu’un sportif de haut niveau. Résistant, âne de Buridan, aux déterminations d’un destin trop donné, il ne choisit ni la carrière intellectuelle, ni les olympiades officielles des corps en compétition. Un champion de jeune style Kafka. Il préfère ne pas, lui aussi, lui encore.
Le premier, et peut-être le seul, destin est familial. Beckett résiste à la vieille donne de ce jeu de cartes d’avance perdant. Le résistant doit se perdre pour gagner sa vie. Il fuit, s’éloigne et rompt. Voyages, clochardisations, dénuements. Le dernier, et peut-être le vrai, destin est politique, social, mondial.
Le nomade résiste à la soif et la faim pour trouver sa place dans la vie. Une vie qui n’appartient à personne sauf à en faire une œuvre, une vie qui appartienne à tout le monde, à nous, cet universel concret, On.
A-t-il trop entendu les sourds jugements ?
Si on le prend pour un con, il le veut bien, oui, mais pas à ce point. Pousser les effets des jugements à un point tel que ce qui reste, pas grand-chose, devienne l’orgue sans point d’une œuvre sobre à coup d’alcool, mineure jusqu’à l’expression de sa disparition, aérée à force d’étouffements. Il faut continuer. Il va continuer. Beckett continue. Beckett résiste.
Les chefs-d’œuvre sont toujours d’une simplicité extrême.
Avec le plus petit, le plus réduit, des vocabulaires, l’Irlandais préfère ne plus écrire en anglais, il produit, à grands seaux de soustractions, de diminutions, de minorations, l’œuvre littéraire la plus sobre et la plus dense qui ne fut jamais. Cela, à un point tel que les copieurs, les imitateurs, les plagiaires se sont précipités ou ont été précipités à faire du Beckett pour le plus grand bonheur de minuit. Irrésistible Beckett.
Burroughs note : « Pour la prose anglaise, Watt de Beckett est difficile à dépasser. Je n’arrive pas à suivre Beckett ; il devient tellement hermétique… Le français est une langue difficile… »
Beckett l’irlandais résiste aux sirènes de la langue dominante anglaise, pour se rendre aux complexités du français, ensemble chargé, qu’il va tailler à la manière de Giacometti : jusqu’à ce qu’il ne reste presque plus rien. L’épure n’a rien à voir avec un plan préparatoire en vue d’une édification à venir : l’épure est l’effet, le résultat, la simplicité. S’il écrit un Proust, c’est pour le liquider. Il le lit et n’écrira pas comme lui. Prout. Pour en finir avec.
Le sens de l’œuvre de Beckett est limpide : il n’y a jamais véritablement rien. Il n’y a jamais plus rien. N’en déplaisent et aux heideggériens et aux anarchistes. Et c’est ici que le plus petit espoir, tout rien étant égal par ailleurs, par delà la fatigue et l’épuisement, la paralysie ou l’enlisement, devient tout simplement, possible.
Que fait Beckett ? Sans arrêt, il pousse à bout toutes les logiques des possibles. Résister aux arrêts artificiels, conventionnels et majoritaires pour se rendre comme tout le monde, banal, dérisoire, comique. A commencer par soi, lui. Lui dont la tête et le physique aurait pu jouer tous ses rôles. Original à force d’être banal. Singulier à force de devenir commun. Bourgeois bohème à force de clochardisation.
Le moribond, le pouilleux et le gratteux. Les quasi-morts deviennent de grands vivants. Beckett avec le Parménide de Platon : il y a une essence du cheveu, de la boue et de la merde. La métaphysique et le sentiment religieux ne peuvent plus être des principes : on les trouve toujours à la fin. Quand tout est fini, la vie peut commencer.
Au commencement était le prurit. La démangeaison est première. Le grattage est éveil. Vouloir vivre revient en simple logique à poursuivre l’acte de se gratter, de gratter, de tousser, de péter, de se moucher…Les choses sont plutôt bien faites. J’essaie d’arrêter de me gratter, ça me démange encore plus. Fausse résistance. Je me rends et je me gratte jusqu’au sang, jusqu’aux os. La vraie résistance laisse être l’être du grattage.
Beckett résiste au paradoxe de toute action. Je suis toujours partagé, déchiré, écartelé : soit pressé par l’échéance que je ne manquerai pas de manquer, soit paresseux à repousser tout projet dans sa vaine vacuité. La vie est indécision. Ni hasard ni nécessité, ni liberté ni destin. Vouloir enfin ne pas décider. Marionnette sans fil.
Rien que du théâtre. Du théâtre à l’état pur.
Beckett a résisté à faire du Beckett. Chaque œuvre, chaque phrase, chaque mot, chaque lettre, résiste à la littérature pour tracer des lignes de fuite vers le cinéma, le théâtre, la philosophie, la poésie, la logique, le sens et les sons. Seulement et simplement vers. Chaque phrasé est un personnage et inversement. Les événements arrêtés fuient de toutes parts. Un homme dans une poubelle : une vie entière. Pas d’analyse. Rien que du constat. En attendant Godot :
« – Le temps s’est arrêté… « – Tout ce que vous voulez, mais pas ça. »
Résister aux mots, résister aux lettres. Ecarter les mots, déchirer les lettres pour le lire encore. Cap au pire :
« Le moins meilleur pire. Le moindre jamais ne peut être néant. Jamais au néant ne peut être ramené. Jamais par le néant annulé. Inannulable moindre. Dire ce meilleur pire. Avec des mots qui réduisent dire le moindre meilleur pire… »
Le « spinozisme acharné » de Beckett ?
Oui, il faut bien persévérer dans son vide d’être disparu pour exploser de joie sans motif.
Folie douce ?
Folie forte ?
Prenez donc un ticket de métro et regarder les gens parler, voir, assis, debout, marchant… Beckett est là. Et ce n’est pas une ombre. Vous ne rêvez pas. Il est là.


Didier Bazy.






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