samedi 28 septembre 2013

Repasser par les points



Repasser par les points dérisoires d'une trajectoire personnelle minable, où l'on passait déjà il y a cinq ans. Il y a dix ans. Il y a quinze ans. Une vie à dé-faire, d'en-dessous en tordre les plis. Que les bifurcations soient prises.

Repasser par cette gare, et cette fois y entrer. Les pieds sur le quai. Se regarder partir vers des possibles avortés, si lointains qu'on ne se souvient plus de leur éventualité. S'accélèrent les souvenirs du paysage défilant planqués par le reflet du visage. Multitude des moments vécus et arrivés là. Scansion-temps.

Le surplace. La stagnation. Le point mort des aspirations, forme nœud et dans l'eau à croupir que même les chats, pourtant friands, délaisseraient. Pendant un instant, dégoût aperçu dans la pupille se plissant. On cligne des yeux. Raté, c'est encore là.

Leur dégoût résonne dans le vieux hall.

Multitude de vies vécues et pas encore arrivées. Eux prennent le temps, mais ne le sentent pas s'écouler, pourtant de toutes parts ces yeux-là piquent de cruauté. De gratuité.

On sent la force du volume qui se déplace dans un tintamarre de fer et d'acier.

Voix d'automate et talons qui s'animent, disciplinés.

Le soulagement craque alors et fuse de partout.

La nuée de leurs paroles sous la verrière s'amplifie revient s'échouer sur le quai et remonte encore. Scansion-temps.

Les regards comme un seul homme scrutent à peine les numéros et déjà

Ils s'activent et bientôt la grappe disparaîtra.

Fractions de seconde et le silence à vite attraper.

La faim, c'est pas si insupportable qu'ils le croient

Le plus insupportable c'est le temps.

La scansion-temps

Lente et profonde.

Comme une brûlure d'acide.

Et toujours à rester là.

À repasser par ces points dérisoires.

jeudi 26 septembre 2013

Web-Dissémination avec Françoise Morvan


À l'occasion de cette Dissémination de la web-association des auteurs, proposée par Antoine Bréa et  consacrée à l'adaptation et à la traduction, c'est pour nous une immense plaisir, et à double titre, d'accueillir Françoise Morvan.

Tout d'abord, c'est par le biais de son très riche travail, consacré à la fois à l'homme et à son oeuvre protéiforme, que nous avons découvert cet immense poète qu'est Armand Robin. F. Morvan s'est

Ensuite, et en cette occasion  surtout, l'occasion nous est ainsi donnée de pouvoir donner à voir et à lire son non moins riche travail de traductrice. En effet, s'y entremêle, et pour le bonheur de notre lecture : poésie, théâtre médiéval, théâtre irlando-anglais, théâtre shakespearien, théâtre russe (Tchékhov, avec A. Markowicz). Françoise Morvan pousse son amour de la langue jusqu'à traduire des livres pour enfants, sachant pertinemment que c'est là une période de la vie tout à fait décisive pour goûter à la variété langagière.

Mais cessons-là notre bavardage. Nous la remercions encore grandement d'avoir répondu favorablement à notre demande.

Place aux mots, à la langue, à Francoise Morvan et à sa "Translative Method" :



My translative method

*
*
J’ai été réveillée le dimanche 15 février par le vrombissement de la pompe à chaleur que Madame notre Voisine a placé sous nos fenêtres. Fort abattue, je me suis mise à boire mon thé en relisant la préface de Mademoiselle de Maupin qui m’a moins plu que je ne pensais et j’ai décidé de passer mon dimanche à ranger les livres partout accumulés.
Il faut dire que, la veille, Odile Belkeddar, qui est l’une des Trois Ourses à l’origine de la collection où j’ai publié des traductions de poèmes pour enfants, m’avait fait parvenir un questionnaire pour un article qu’elle devait rédiger. Elle me demandait d’expliquer selon quelle méthode j’avais traduit Filourdi le dégourdi. Ô cauchemar ! Quelle méthode ? Insondable mystère !
Pourtant, pas le choix, il fallait que je trouve avant lundi… et donc que je cherche dans le fouillis du grenier non seulement mes brouillons mais le mot à mot du yiddish qui m’avait été remis et la transcription…
Plus que de la pompe à chaleur, mon accablement venait de la perspective d’avoir à expliquer comment le poème de Mani Leib était devenu par mon entremise Filourdi le dégourdi.
Comme j’en étais là de mes réflexions, a glissé d’une pile un petit volume violet intitulé Nonsense. Déjà lassée d’avoir fait toutes ces piles, je me suis assise pour lire quelques petits limericks d’Edward Lear et je suis tombée sur le premier poème (car, pour une fois, je commençais cet ouvrage par le début), un autoportrait intitulé « How pleasant to know Mr Lear ».
Le poème, on peut le voir, commence comme ça :
       How pleasant to know Mr Lear !
                Who has written such volumes of stuff !
       Some think him ill-tempered and queer,
                But a few think him pleasant enough.

       La traduction française était :
       Monsieur Lear que voici, est un auteur exquis
                Ayant beaucoup écrit ;
       Certains le trouvent bizarre, mais il en est qui
                L’estiment et l’apprécient.

Le traducteur français n’a même pas idée que les règles prosodiques existent : e muet ou pas, il avance à l’estime. Même les règles de ponctuation l’indiffèrent. Il a trouvé une rime, c’est l’exploit du siècle : tant qu’à faire, il vous colle deux fois la même. Pourtant, c’est un traducteur qui a fait des efforts, qui a cherché un système, qui a sûrement une méthode, lui…
Ronchonnant de plus belle, je poursuis ma lecture de l’autoportrait d’Edward.
His mind is concrete and fastidious,
         His nose is remarkably big ;
His visage is more or less hideous,
         His beard it resembles a wig.
 
 He has ears, and two eyes, and ten fingers,
           (Leastways if you reckon two thumbs);
He used to be one of the singers,
           But now he is one of the dumbs.
 
He sits in a beautiful parlour,
           With hundreds of books on the wall;
He drinks a great deal of marsala,
           But never gets tipsy at all.
 
He has many friends, laymen and clerical,
           Old Foss is the name of his cat;
His body is perfectly spherical,
           He weareth a runcible hat.
 
When he walks in waterproof white,
           The children run after him so!
Calling out, « He’s gone out in his night-
           Gown, that crazy old Englishman, oh! »
 
He weeps by the side of the ocean,
           He weeps on the top of the hill;
He purchases pancakes and lotion,
           And chocolate shrimps from the mill.
 
He reads, but he does not speak, Spanish,
           He cannot abide ginger beer;
Ere the days of his pilgrimage vanish,
How pleasant to know Mr. Lear!
*
Ah ! c’est un vrai rigolo ! Ce brave Edward me plaît de plus en plus.
Une page de ma bibliographie traîne par terre, un stylo pilot pointe fine 0,4 s’est égaré par là, chance peu commune. Je m’assieds en lotus et je commence à rêvasser.
Ai-je le désir de traduire Edward Lear ? Non ! J’ai juste le désir de ne pas répondre à Odile Belkeddar (et de ne pas monter dans le grenier chercher mon dossier car je sais parfaitement que je devrais ranger ce grenier au lieu d’y entasser un effroyable capharnaüm) (et j’ai une très bonne excuse car la pompe à chaleur s’entend beaucoup plus là-haut) (et Lear, à la Sorbonne, c’était un vieil allié contre les cours soporifiques) (nous nous connaissons de longue date) (je le connais très mal mais depuis longtemps) (il gagne à être connu) (et surtout mieux connu grâce à une traduction digne de son esprit pétulant), et ainsi de suite : peu importent ces alibis, je n’ai aucune raison de traduire Edward Lear mais rien ne m’empêchera plus de traduire Edward Lear.
Il va de soi que si l’on m’avait demandé de le faire, je me serais immédiatement consacrée au rangement de mon grenier : Edward s’est immiscé par une faille, ou plutôt par l’ouverture concomitante de plusieurs failles…
Et me voilà donc, captive de Mr Lear, en train d’inventer ma méthode.
*
Tiens, primo, scandale aux yeux de mon ami André Markowicz, je vais trahir l’original et renoncer à l’octosyllabe, voire au décasyllabe, qui aurait convenu pour ce vers à trois accents. Oui, je choisis l’alexandrin comme plus pontifiant.
Mon premier vers est traduit d’emblée car, illico, la rime se profile :
      

Connaître Mr Lear est un plaisir très rare !
       …
 
      D’aucuns le trouvent bien fort ronchon, fort bizarre
      
       Le dernier vers se profile aussi :

       Mais quelques-uns le trouvent presque aimable.
 
*
Sauf que quatre rimes féminines pour commencer le portrait d’Edward, c’est impossible ; je mettrais bien fort charmant à la place de presque aimable mais Mr Lear n’est pas allé jusque là. Je cherche donc comment traduire le deuxième vers : rien à faire avec volume, je pense à le remplacer par tome
       Il a écrit des tomes pleins de mots !
 
*
       Ça marche, sauf que c’est un décasyllabe, mais j’observe que l’amphibraque d’Edward est faux, donc je peux donner dans l’irrégulier pour l’autoportrait de ce branquignol. Trouverai-je une rime en – o pour le dernier vers ?  Hélas, je ne vois que chameau. Soudain, déclic :
       Mais quelques-uns aimable, ou peu s’en faut.

       Donc, me voilà partie pour une alternance d’alexandrins ou d’octosyllabes. Il n’est pas certain que ça marche jusqu’au bout. Je relis l’ensemble et je constate que le troisième vers est faible :
       Connaître Mr Lear est un plaisir très rare !
                Il a écrit des tomes pleins de mots !
       D’aucuns le trouvent bien fort ronchon, fort bizarre
                Mais quelques-uns aimable, ou peu s’en faut.

Farfouillant dans le dictionnaire analogique de Charles Maquin (mon bienfaiteur, auquel je rendrai grâce jour après jour tant que les petits cochons ou les nationalistes bretons ne m’auront pas expédiée ad patres), je trouve cacochyme. Ce n’est pas ill-tempered mais c’est tellement learique que je me dis qu’Edward aurait été content.
Et voilà comment j’ai traduit la première strophe du premier poème d’Edward Lear.
Après ça, je n’ai plus eu qu’à continuer, comme il l’eût dit.
J’ai commencé ma traduction un peu après 9 heures et je l’ai terminée à 10 heures 41.
       Ma traduction à 10 heures 41 était :

Connaître Mr Lear est un plaisir très rare !
  Il a écrit des tomes pleins de mots !  
D’aucuns le trouvent bien cacochyme et bizarre
  Mais quelques-uns aimable ou peu s’en faut. 

Il a l’esprit concret, précis, méticuleux,
  Il a le nez remarquablement long,
Son visage est, disons, un tantinet hideux
  Et sa barbe ressemble à un chiffon.

Il a des yeux et des oreilles et dix doigts
  (En comptant les deux pouces qui sont siens) ;
Lui autrefois chanteur à la fort belle voix,
  Il est muet et ne chante plus rien.

Il siège assis chez lui — quel beau salon c’est là,
  Les murs couverts de livres de bon goût ! — 
Il boit énormément de coups de Marsala
  Et nonobstant il n’est pas saoul du tout.

Il a beaucoup d’amis, cléricaux ou laïques,
  Son vieux chat Foss de ce nom est nommé ;
Son corps est, sachez-le, parfaitement sphérique ; 
  D’un roncible chapeau il va toujours coiffé.

Quand il sort faire un tour dans son ouaterprouf blanc,
  Les enfants après lui courent et crient :
« Il est sorti d’chez lui en ch’mise de nuit qui pend,
  Ce vieil idiot d’Anglais, oh, c’t abruti ! »

Il va verser un pleur au bord de l’océan,
  Il pleure aussi là-haut sur la colline,
Puis se paie des galettes et de la lotion,
  Plus un peu de crevette à la praline.

Il sait lire mais ne parle pas espagnol
  Et ne supporte pas les épinards :
Ains qu’au bout de ses jours son âme errante vole,
Connaître Mr Lear est un plaisir très rare !
 
*
 
J’étais assez satisfaite de ma traduction, et surtout je pensais avoir trouvé le moyen de répondre à Odile Belkeddar en lui découvrant en direct mon authentique énigmatique méthode. Et comme ça j’étais restée au chaud traduire Edward au lieu d’aller grelotter au grenier.
Mais André Markowicz est rentré le dimanche soir et, consulté au sujet de cette toute nouvelle marotte, a déclaré que j’étais en droit de traduire l’amphibraque par l’alexandrin, car Mr Lear s’amusait à faire des vers faux, et que je pouvais même à la rigueur faire alterner l’alexandrin et le décasyllabe, car choisir une forme qui n’existe pas pour un autoportrait fantasque était admissible.
En revanche, il m’a précisé qu’il fallait recommencer du fait que le premier et le dernier vers devaient se terminer par « Mr Lear ». Le vers concernant les pouces de Mr Lear ne lui a pas plu non plus. La rime ocean /lotïon n’est pas possible en français, a-t-il ajouté. Enfin, l’avant-dernier vers, pourtant fidèle au délicat archaïsme de Mr Lear, lui a semblé par trop obscur. En revanche, à ma grande surprise, il a épargné l’ouaterprouf.
Mon enthousiasme étant totalement retombé, j’ai cherché, le lundi matin, des remèdes au lieu de me livrer aux tâches urgentes qui m’attendaient. Je commence à présent et il est 8 heures 55.
 
Ah ! quel plaisir que de connaître Mr Lear !
  Il a écrit des tomes pleins de mots !  
D’aucuns le trouvent bien curieux et dur à cuire
  Mais quelques-uns aimable ou peu s’en faut. 

Il a l’esprit concret, précis, méticuleux,
  Il a le nez remarquablement long,
Son visage est, disons, un tantinet hideux
  Et sa barbe ressemble à un haillon.

Il a deux yeux et des oreilles et dix doigts
  (Si toutefois l’on compte ses deux pouces) ;
Lui naguère chanteur à la fort belle voix,
  Est à présent muet sauf quand il tousse.

Il siège assis chez lui — quel beau salon c’est là,
  Les murs couverts de livres de bon goût ! — 
Il boit énormément de coups de Marsala
  Et nonobstant il n’est point saoul du tout.

Il a beaucoup d’amis, cléricaux ou laïques,
  Son vieux chat Foss de ce nom est nommé ;
Son corps est, sachez-le, parfaitement sphérique ; 
  D’un roncible chapeau il va toujours coiffé.

Quand il sort faire un tour dans son ouaterprouf blanc,
  Les enfants après lui courent et crient :
« Il est sorti d’chez lui en ch’mise de nuit qui pend,
  Ce vieux crétin d’Anglais, oh, c’t abruti ! »

Il va verser un pleur au bord de l’océan,
  Il pleure aussi là-haut sur la colline,
Puis il se paie des crêpes et de l’os séant,
  Plus un peu de crevette à la praline.

Il sait lire, ce Lear, mais non en espagnol
  Et l’idée du soda le fait frémir.
Avant qu’échus ses jours son âme ne s’envole,
Ah ! quel plaisir que de connaître Mr Lear !
*
Il est à présent 9 heures 8 et je constate que j’ai passé presque autant de temps à chercher ces maudites rimes qu’à traduire tout le poème.
J’ai été tenté de transposer
         But now he is one of the dumbs
par
          Lui, naguère chanteur à la fort belle voix,
           Est à présent muet comme un couscous.
 
*
mais je me suis dit que c’était peut-être pour me venger de ces ennuyeuses corrections, et j’ai quand même voulu épargner Mr Lear, même si personnellement, je trouvais ma traduction plutôt mieux avant.
*
*
Pour finir, les petits dessins d’Edward Lear m’ont rendu ma bonne humeur et je pense malgré tout traduire l’un de ses recueils, voire son œuvre tout entière, si les nationalistes bretons et les pompeurs divers m’en laissent le loisir.
Voici justement qu’André Markowicz s’approche, tenant en main un volume de psaumes traduit par Claudel et je lis :  « Regarde, Seigneur, et dis si c’est dans la mauvaise volonté que j’ai fait ce premier pas et le second ; et si c’est du côté de l’espérance que je pèche… »
9 h 18. Il vient d’approuver mes corrections mais comme il est reparti avec son Claudel, je n’ai pas de psaume à citer pour exprimer ma joie.
                                                                                               16. 2. 2009, 9 h 20

*

II.

NOTES EXPLICATIVES


Les Trois Ourses sont des bibliothécaires qui font un travail de recherche en vue de rééditer des livres pour enfants du monde entier. J’ai traduit à leur initiative pour les éditions MeMo plusieurs volumes, dont des poèmes de Samuel Marchak.
Odile Belkeddar, l’une des Trois Ourses, m’a proposé de traduire (à partir d’une traduction commentée du yiddish) le conte en vers de Mani Leib Yingl Tsingl Khvat pour les éditions du Sorbier où il est paru sous le titre Filourdi le dégourdi.
Elle m’a ensuite demandé si je voulais bien répondre à ses questions pour un article qu’elle comptait publier (et qu’elle a, de fait, publié) dans la Revue du livre pour enfants d’avril 2009. Je pensais avoir répondu lorsqu’elle m’a demandé d’expliquer ma méthode.
*
Edward Lear (1812-1888) est l’auteur de poèmes, de chansons, d’histoires et de dessins absurdiques allant de son premier Book of Nonsense  (1846) à ses Nonsense songs and stories (1895).
 Depuis que j’ai écrit ce texte envoyé à Odile Belkeddar, j’ai presque fini de traduire les œuvres complètes d’Edward Lear. Je cherche un éditeur mais, comme de coutume, sans lever le petit doigt pour le trouver. Personnellement, ce que j’ai préféré traduire, ce sont les chansons d’Edward qui correspondent si merveilleusement à mes chansons que les grandes personnes ont toujours trouvées si stupides. Je les chante avec enthousiasme mais loin de tout public.
*
Un limerick est un poème idiot (apparemment idiot mais à double sens) qui compte cinq vers rimant aaabba.
Edward Lear appelait ses limericks « nonsense verses », ce que je propose de traduire par « vers absurdiques ».
Au début, j’avais trouvé astucieux d’écrire limeric comme lombric ou alambic et d’enrichir la langue française du verbe limeriquer, des substantifs limeriqueur et limeriqueuse et des adjectifs limericard et limeriqueux, mais, finalement, il m’a semblé que limerick  pouvait être adopté comme tel, avec son petit côté snob, anglais, offrant un exotisme à bon marché comme brick, carrick et trick, tous placés dans le Dictionnaire de rimes de P. Desfeuilles (autre bienfaiteur de l’humanité) à l’entrée ic  qui admet tout ce qui vient du monde entier en -ic .
 Les limericks d’Edward Lear ont l’intérêt d’être accompagnés de petits dessins à l’encre, tout à fait inséparable du poème qui leur fait suite.  Il est important que je le précise car certains éditeurs français pensent qu’on peut très bien se passer ces dessins.
 Je dois aussi préciser qu’il est impossible à un lecteur français de voir à quoi peut correspondre un limerick d’Edward Lear lorsqu’il se met en quête de l’original en partant de la traduction française.
 Par exemple, voici (pris totalement au hasard) un limerick d’Edward Lear dans la traduction d’Henri Parisot :
*
*
On remarquera que l’éditeur conserve les dessins mais s’en moque complètement puisqu’il imprime le texte sur un papier à moitié transparent.
Pour Henri Parisot, éminent traducteur entre tous (ce n’est pas moi qui irai le blâmer car j’ai découvert Edward Lear grâce à lui),
There was an Old Man of New York
Who murdered himself with a fork
 
 devient
Il était un vieillard, natif de La Chaldette,
Qui s’embrocha lui-même avec une fourchette ;
 
 Version de Patrick Hersant pour les éditions Ombre, qui, elles, n’ont pas cru devoir reproduire le dessin d’Edward :

Il était un vieillard de Gif-sur-Yvette
Qui se perça le cœur d’un grand coup de fourchette ;
Il mourut dans la suite mais nul ne le ne pleura
Ce très sombre vieillard, natif de Gif-sur-Yvette
*
Le traducteur français a donc commencé par traduire fork puis à chercher des rimes correspondant à fourchette — et force m’est de constater que la traduction de Patrick Hersant dérive de celle d’Henri Parisot en ayant, en plus, le défaut de supprimer un élément essentiel qui est la rime centrale,
       But nobody cried
       Though he very soon died… 
.
restituée par Henri Parisot sous la forme :
    Quand, peu après, il expira,
         Nul, à vrai dire, ne pleura… 
.
Voici enfin un authentique point de méthode mis au jour : quand le texte donne « New York », je cherche une rime à « New York ».  La solution ne se présente pas forcément dans l’instant mais mon imagination translatrice galope en sachant que, plus le résultat sera idiot, plus les mânes d’Edward auront des chances de jubiler, ce qui me donne une certaine liberté de mouvement. Et si je ne trouve rien, je ne traduis pas. Mais, jusqu’à présent, je ne me suis pas heurtée au lugubre néant de l’impossible.
 Ma version du poème absurdique d’Edward est la suivante (au jour d’aujourd’hui) :
                      Un sombre Vieil Idiot qui venait de New York
            S’occit à la fourchette (en ces lieux dite « fork »).
                             Troué, il expira
                        Mais nul ne le pleura,
             Ce sombre Vieil Idiot qui venait de New York
 
.
Je ne défends pas ma traduction mais je constate, sur le chapitre de la méthode, qu’elle diffère de la tradition française puisque je ne traduis pas New-York par La Chaldette ou  Gif-sur-Yvette, comme Henri Parisot et Patrick Hersant, ou Leghorn par Pertuis et Dutton par Chaumont, comme le professeur A des éditions Rackham. Je garde aussi les majuscules, que les traducteurs normaux suppriment (j’aime beaucoup leur charme pontifiant) et je m’en tiens au même rythme (sur lequel j’ai déjà donné des explications). Mais, vu que je ne suis pas à cheval sur les principes, s’il me fallait traduire un limerick à rime non transposable, alors je passerais à la méthode française.
*
Aux grandes personnes qui se demanderaient à quoi il peut servir de traduire les poèmes d’Edward Lear, je répondrai qu’un petit limerick est souvent bien utile et permet d’éviter de longs débats.
Plutôt que de blâmer une jeune personne qui pérore, par exemple, il peut être utile de citer un limerick d’Edward.
                        D’une Jeune Lady native de Welling
                Chacun faisait l’éloge : elle savait, bling, bling,
                             En jouant de la harpe
                          Vous attraper des carpes,
                 L’admirable Lady native de Welling.
 
.
Ce gracieux limerick permet aussi de se prononcer sans agressivité excessive sur certaines personnalités du monde politique.
Drôle pour qui possède un zeste d’humour anglais et mémorisable sans effort excessif, le limerick offre une solution rapide à bien des embarras auxquels nous expose la vie en société.
Rien n’interdit d’écrire des limericks français. J’en ai moi-même écrit des dizaines, ainsi « La Souris de Montmorency » ou « Le Canard de Ouagadougou », très utiles face à un enfant renâclant à manger sa soupe ou mettre sa serviette.
Edward Lear n’est pas seulement le pionnier mais le maître du genre et je n’aurais pas la hardiesse de mettre mes limericounets sur le même plan que ses immortels chefs d’œuvre ; cependant, l’utilité du limerick, à ce jour si peu reconnue, méritait d’être soulignée.
                                                                                                          12. 12. 2012, 12 h 12

© Françoise Morvan

mardi 24 septembre 2013

L'aléa gros comme ça



Je ne m'y reconnais plus nul part et alors je ferme les yeux et je vois. Je vois l'aléa gros comme ça. Je vois les masques fixes, laids, impavides et creux. Et derrière eux, je vois les visages morbides aux yeux allumés avec dedans de la non-retenue.
J'entends les chants du mépris manifeste, saillant. De ceux qui revendiquent ma perte et qui soldent la pincée de bonté au chaud, le long des alvéoles
Pomme bouchée d'arrosoir
Au fond du corps le limon se formant
Obstruant Stagnant
Plisse les yeux et suis l'artère
Encore
Plus près
La pompe se fissure et bientôt
Sa fonction ne remplira plus
Affaiblie par des fois les coups
Irriguera mal en trop ou en peu

Masques fixes, laids, impavides et creux
Se penchant viennent de partout
Tentacules m'emmenant
Vers un ciel si noir
Où je demeure sous leurs regards
Scrutée épiée piétinée bientôt
Je ne dissimule même plus mes tremblements
Quand la voiture s'arrête et l'immondice de leurs voix
C'est pas du tout comme l'avait dit le passeur
Leurs visages morbides aux yeux allumés

vendredi 20 septembre 2013

Fatigue sur les épaules



Sur les pavés les pieds qui glissent talons torture des femmes quasi-gymnastes, leurs pas contraints en sus par le pli serré des jupes ajustées. La place s'offre au regard panoramique des guetteurs du biz', sifflets variés pour alerter – ronde policière commandée par les circulaires qui tombent et tombent de là-haut, des identités de papiers comme la pluie d'automne – poisseuses et drues

À quelle heure vous avez respiré ?
Vous n'oublierez pas de vous faire actualiser.

Le turn-over des enseignes : « c'est devenu incirculable : deux, trois mois et on ne se reconnaît plus » disent les vieux.

Sur les pavés, seuls pièces constantes de cette scène banale, continuer d'avancer, quadrillé par les reflets – de trois-quarts – dos voûté la pluie commence à tomber et alors pour la vieille roumaine se fait l'heure de remballer et de picorer la seconde moitié de la miche mendiée aux adolescents timorés sauf nuit tombée quand ils se rêvent prosateurs zèlés de muses sédimentées – récupérées – les plus audacieux songent à Ginsberg – se voient furieuse avant-garde beuglante effarouchant les bourgeois qu'ils ne manqueront pas de devenir

C'est pour bientôt avec la propriété et les éditions reliées peau
 Et le landeau-marigot
 Et la communauté – réduite ou entière -consignée sur actes de papier


Tout était dans Baudelaire, déjà – les porches, les entre-deux, les hurlements rauques des chats là-bas au fond des venelles coupe-gorges. Rien à dire de neuf. Exponentielle redite. Les déjà-vus, entendus, rabattus, les mêmes cadavres exhumés à intervalles réguliers

Fatigue sur les épaules –
L'esprit en plomb de midas désarticulés -

Sur les pavés poursuivre et se dire que la langue ne se fera plus explosée
Nostalgie des lectures fébriles qui dé-cillaient les yeux - l'attente au creux du ventre !

La nostalgie de la surprise qui étreint prend par la main au fil de la ville  inéquitable - ne pas renoncer ou au moins essayer

samedi 14 septembre 2013

Oreilles closes d'herbe bleue



Sur le front l'éclat de l'ampoule nue
Soleil miniaturisé
Lumière crue et rayons s'écrasant
Contre les morceaux de béton
Assis sur ce semblant de ponton
Imaginé yeux fermés
Les remous du lac aux oreilles
En sourdine
Le vent agite les feuilles
Peupliers à l'herbe amarrés
Ouvert l’œil sur les jeux
Les voiles
Les soubresauts du plan d'eau
Aux festives familles échapper
Assourdissantes du bruit du repos
Et de l'ennui tout endimanché
Oreilles closes d'herbe bleue
Mais ouverte la bouche par un amour violet

Ils s'enfuient d'ici les temps libres – ne reviendront pas
Au loin fétus zig-zaguant du temps
Qui s'éloignent
Bientôt de même au gré des vents
D'une mémoire rayés