jeudi 10 octobre 2013

Joyce : Une fleur offerte à ma fille



UNE FLEUR OFFERTE À MA FILLE




Frêle la rose blanche et frêles
Les mains de celle qui l'offrit,
Flétrie est son âme, et plus pâle
Que la vague blême du temps.

Belle et frêle comme la rose - mais
Plus frêle que tout, la folle merveille
Qu'en tes doux yeux tu tiens voilée,

O mon enfant de bleu veinée



James Joyce, Trieste 1913
Traduction : Bernard Pautrat

Tiré de Pomes Penyeach
Allia, Paris, 2012


A FLOWER GIVEN TO MY DAUGHTER

Frail the white rose and frail are
Her hands that gave
Whose soul is sere and paler
Than time's wan wave

Rosefrail and fair - yet frailest
A wonder wild
In gentle eyes thou veilest,
My blueveined child.



Sur les questions engendrées par la traduction de 2012, initialement parue à Paris en 1927, chez Shakespeare et Co, maison courageusement portée par Sylvia Beach, Bernard Pautrat nous dit ceci : 

"Pomes, qui ne se distingue pour ainsi dire pas, phonétiquement, de poems, signifie "fruits à pépins", et dans le langage poétique soutenu, désigne ordinairement des pommes. En sorte que ce recueil de poèmes s'entend aussi bien comme un tas de pommes. (...) 
Le second mot donne en effet le prix des pommes : penyeach sonne distinctement comme penny each, "un penny l'une". Et voici que l'on se retrouve soudain comme sur un marché où les pommes sont à l'étal, criée par la marchande : "Pommes un sou l'une !". Seulement on entend aussi, crié par en-dessous, "Poèmes un sou l'un !". Il faudrait écrire : Po(è)mmes un sou l'un(e), car en vérité c'est cela que l'on entend quand on lit ce titre. Et puis il y a encore autre chose, quelque chose qu'on n'entend pas, qu'on peut seulement lire : penyeach ; pourquoi penyeach ? pourquoi pas pennyeach ? Si l'oreille ne peut percevoir cette petite différence, l'oeil, lui, la voit, la lit sur l'écriteau qui trône sur les pommes. Et alors ? après tout ce n'est jamais qu'une simple faute d'orthographe, comme en sont truffés tous les marchés du monde. Oui mais, pas n'importe quelle faute. Peny n'existant pas, la pensée, en toute logique, s'évade en direction du susbantif dont ce peny semble l'adjectif : pen, la plume (celle avec laquelle on écrit). Ces pommes à l'étal, et pas chères, sont des pommes de plume, et sous chaque pome le poem se rappelle à notre bon souvenir. L'éventuelle faute d'orthographe, avec ce qu'elle suppose de populaire, est donc tout à la fois un jeu d'esprit subtil, et même sophistiqué, où l'on retrouve bien la manière de l'auteur d'Ulysses (...)
Car tous les "détails" sont là pour nous ramener de force au marché, là où sont les pommes. Le recueil compte douze po(è)mmes, plus un, le premier, intitulé Tilly. Or le mot Tilly renvoie à une pratique courante des laitières en Irlande : un "geste commercial" (...), par lequel elles rajoutaient une certaine quantité de lait au-delà de la mesure. C'est donc ainsi qu'il faut entendre le premier poème du recueil : comme une pomme en rabe, en prime (...). Il nous les fait donc bien treize à la douzaine."

Bernard Pautrat, Poèmes en forme de pommes, Ibid. (Notons au passage le clin d'oeil à E. Satie).

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