dimanche 27 octobre 2013

"Sac de haine" Dans les cales du monde social : Acte unique et sans terme

Un sac de haine
ou des « Des cas institutionnellement non-pertinents »1



Il est une sorte de public qui est amené à se rendre à la Mission locale et qui s'avère particulièrement problématique pour les conseillers.

Théoriquement, l'institution à vocation à s'adresser à tous les jeunes de 16 à 25 ans. Pourtant, une fraction de cette classe d'âge ne peut bénéficier d'aucun dispositif proposé par la Mission locale en raison de son statut.
En effet, il n'est pas rare de voir se présenter des jeunes qui sont en cours de cursus scolaire. Pour les jeunes majeurs, il s'agit de mettre un terme à ce statut en s'inscrivant au Pôle Emploi afin de « bénéficier » du statut de demandeur d'emploi. Il est frappant d'observer l'insistance des conseillers sur ce point, qui vient clore de façon systématique chaque entretien de premier accueil. Nous faisons l'hypothèse que les nombreux a priori positifs que les jeunes formulent sur la Mission locale viennent du contraste saisissant avec cet espace identifié comme largement bureaucratisé, favorisant un traitement standardisé et impersonnel qu'est Pôle Emploi.
Pour les jeunes qui se rendent pour la première fois dans cet « espace-jeunes », et peu socialisés à l'espace de gestion du chômage, les conseillers peuvent être identifiés à un vaste bureau d'aide sociale, au statut non défini et toujours susceptible d'apporter une solution aux problèmes rencontrés, quelques soient leurs natures. La Mission locale peut alors être victime de sa réputation quand son personnel n'a pas de réponse, et par un jeu de miroir, se retrouver assimiler à un espace subalterne, sans réelle prise sur les difficultés rencontrées par certains jeunes.
Dans ce cas, les entretiens individuels deviennent le lieu « d'expression du ressentiment social »2.
Par exemple Angélique, 22 ans, en « rupture familiale », a été orientée vers l'institution par une assistante sociale du CROUS. La jeune fille touchait une bourse de l'enseignement supérieur jusqu'à ce qu'elle abandonne sa deuxième année de BTS. Elle travaille au noir quelques heures par semaine dans un restaurant d'un autre département et n'est pas inscrite comme demandeuse d'emploi. Le coût de ses trajets pèse dangereusement sur son maigre budget. Elle suit par correspondance des cours privés pour devenir décoratrice d'intérieur. Elle ne relève donc pas du CROUS. Après des incompréhensions réciproques, très vite la conseillère constate « qu'elle ne va rien pouvoir faire ». La jeune fille étant considérée comme lycéenne au sein d'une école privée, non reconnue par l'État.
La jeune fille émet alors le souhait de trouver une formation par alternance dans le domaine de la décoration. La conseillère lui dit qu'elle ne peut-être rémunérée puisque sortie de formation initiale dans l'année, ce qui constitue, selon la conseillère « une contrainte hallucinante ». Angélique réplique alors vivement :

Angélique : C'est pour ça que j'ai arrêté mon BTS (en Économie sociale et familiale, débit vif et rapide). Pour éviter d'être à votre place et dire des choses aussi aberrantes (léger rire, forcé), vous voyez...


La conseillère précise qu'il s'agit d'un choix politique de la région et conseille alors à la jeune fille de vite s'inscrire à Pôle Emploi et de travailler quatre mois pour « attraper le statut de demandeur d'emploi indemnisé ». La conseillère se livre alors à une sorte d'activisme professionnel en proposant toutes sortes d'emploi (restauration, jardinage, téléphonie) et de « tuyaux » (Forum des emplois saisonniers, recrutement massif au Futuroscope). Elle lui fait également partager ses visites dans les centres d'appel et opère de fines taxinomies sur les modes de recrutement, les conditions et le rythme de travail, les moyens d'optimiser les chances pour la jeune fille d'être retenue. Il s'agit alors pour la conseillère de mettre en scène l'étendue des réseaux de l'institution en partageant, sur un mode proche de la complicité, ce que seuls les initiés peuvent savoir des « coulisses ». Étant parvenue à faire oublier les différentes incompatibilités statutaires, la conseillère la fait revenir sur sa rupture familiale3. Angélique revient sur ses mauvaises relations avec ses parents, sur son sentiment d'être la mal-aimée de la famille. Sur sa mise en internat à l'âge de douze ans dans une MFR où elle a été violée, sur sa tentative de suicide l'année suivante. L'entretien se clôt sur l 'évocation d'une psychotérapie familiale par la conseillère et sur le « beau parcours » d'Angélique, passée « d'une MFR à un BTS (très sélectif) ». La jeune fille est invitée à appeler la conseillère si elle trouve que « ça n'avance pas ». À l'issue de l'entretien, la professionnelle ignorera ma question relative aux incohérences statutaires et sur l'absence objective de réponse apportée par l'institution. Elle reportera la faute sur la jeune fille, qu'elle qualifiera de « sac de haine » et me prendra à témoin sur la façon dont cette dernière « l'a traitée ». Nous voyons ici de façon exemplaire, comment les conseillers reportent leur impuissance professionnelle sur les mauvaises dispositions personnelles de leur public, et non sur les causes structurelles. Nous avons noté, chez certains conseillers, une tendance à la naturalisation des mérites de certains jeune (« lui, c'est un tout petit, petit, petit niveau », « elle en a dans la tronche ») souvent massivement calquée sur les niveaux scolaires.
Nous avons aussi constaté une impuissance des conseillers vis-à vis des « petits niveaux universitaires », qui ont abandonné avant la licence et qui veulent se réorienter, sans avoir de d'idées précises. Ces jeunes sont considérés comme plus « autonomes » par l'institution, qui en conséquence leur « colle moins à la culotte ». La plupart du temps, il s'agit de « dégager un projet professionnel » que les professionnels délèguent à des organismes privés spécialisés dans le bilan de compétences. Celui-ci peut s'avérer improductif et faire émerger des compétences tout à fait contradictoires. Nous songeons au cas de ce jeune, ayant abandonné en première année de géographique. La « Carte de compétences » qu'il a effectué lui certifie qu'il a des dispositions pour être alternativement critique d'art et conseiller financier. Ici, nous touchons la limite de cette institution douce qui hérite, du fait de la massification universitaire et des difficultés d'accès aux segments les plus stables du marché du travail, d'un public de type nouveau, qui était jusqu'aux débuts des années 2000, relativement protégé de la fréquentation des Missions locales. D'un niveau scolaire proche de celui des conseillers, ce public semblent venir leur signifier la limite de leur action, notamment quand il est en demande d'orientation et qu'il maîtrise déjà en partie les techniques scolarisées de recherche d'emploi. Les entretiens individuels donnent à voir des échanges témoignant quelques fois d'une forte proximité culturelle. Nous avons à l'esprit cet entretien de premier accueil d'un jeune sortant d'une première année universitaire. Quand il déclare à la conseillère se consacrer à la pratique du violon, les deux protagonistes se lancent dans une discussion d'une vingtaine de minutes sur les mérites de l'acoustique du Conservatoire de musique, les deux filles de la conseillère se consacrant elles-aussi à une pratique instrumentale.

1Nous empruntons cette formule à V. Dubois.
2Dubois V., La vie au guichet, Relation administrative et traitement de la misère, Économica, coll. Études politiques, 1999, p.41
3On voit bien ici comment la conseillère tente « d'accrocher » la jeune fille, en recourant à ce que V. Dubois nomme « la personnalisation des procédures ». Dubois V., La vie au guichet, Ibid, p.18

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