Quand nous avons pris connaissance de la belle
proposition de
Grégory Hosteins, qu'on peut également lire chez
Laurent Margantin, nous avons immédiatement pensé aux écrits du
chômage. La clandestinité est bien ce sentiment intérieur qui
étreint nombre de demandeurs d'emploi, quand les portes des
employeurs se ferment devant eux et quand, double pleine inique, il
faut se retrouver à se justifier sur le seuil des institutions de
gestion du chômage, que certains voudraient bien faire passer pour
des ambulances sur lesquelles on ne peut pas tirer. Et si, cachés
par la pointe des courbes mensuelles, étayées en catégories, se
trouvaient bien plutôt de redoutables brise-glaces, sectionnant les
parcours et rompant les derniers amarres d'une toute relative
stabilité ?
C'est ce que nous montre Jean-François Laé et Numa
Murard dans Deux générations dans la débine, magnifique
bouquin tiré de deux enquêtes sur les habitants des quartiers
populaires à la périphérie de Rouen, réalisées à trente ans
d'intervalle.
Écrire pour prouver qu'on est actif, avec des
preuves à l'appui, écrire son recours, pour justifier de ses
pannes, de ses empêchements, ou encore , écrire pour pour
garder un lien ou une inscription : voilà le nouveau défi.
L'écriture au cœur du chômage
Sur la chemise administrative cartonnée encore
fraîche, au côté du nom et du motif de la comparution, on observe
un petit coup de crayon noir, une notation nerveusement griffonnée :
« maintien de la décision ». Nous sommes dans la
commission de radiation de la Direction du travail qui, chaque
semaine, radie provisoirement ou totalement les chômeurs qui n'ont
pas respecté les règles de contrôle, qui ont « triché »,
omis de déclarer quelques subsides, superposé des dates
incohérentes.
Environ vingt cas sont soumis à l'examen de chaque
séance. C'est un petit tribunal qui auditionne les chômeurs,
ceux-ci ont la possibilités de se défendre et devront répondre de
leurs actes : « Pourquoi étiez-vous absent aux trois
rendez-vous obligatoires ? Vous avez refusé deux stages
successifs, pour quelle raison ? Vous avez déclaré ne pas
travailler, or vous faites de la peinture au noir d'après le maire
de votre commune, qu'en est-il ? On vous propose du travail, et
vous ne vous y rendez pas ? Vous vous présentez un simple
ticket de bus pour justifier de vos recherches, mais cela ne suffit
pas, c'est pour faire vos courses, non ? Notre conseiller
cherche à vous joindre par téléphone, et vous ne répondez pas ? »
Les fautes mineures tombent en cascade. Les
quelques hommes qui se présentent à l'audition sont stupéfaits.
Nous accompagnons Pierrot, les mains pleines de cambouis, l'air un
peu perdu, qui raconte une histoire hésitante : la Mobylette en
panne, la lettre de convocation jamais reçue, les voisins
malveillants qui ont cassé la boîtes aux lettres.
[…] Après l'audition, la secrétaire lit sa
lettre à voix haute. Les commentaires se prolongent sur les
Mobylette, la vie à la campagne, les voitures en panne comme
prétexte, la faible employabilité de monsieur Pierre Cheval –
« en plus, avec ce nom ! Il devrait courir vite ! ».
Rigolade. Un membre syndicaliste s'offusque mollement, « c'est
un pauvre type paumé », et sur cette risée, le verdict tombe,
trois mois de suspension des allocations : « Ce n'est
qu'une suspension provisoire, s'écrie joyeusement la secrétaire,
c'est pour qu'il comprenne qu'il doit faire des efforts. Mais c'est
quand même un brave type, il est venu jusqu'à nous. »
[…] Entre deux auditions, la présidente de séance
donne à lecture une nouvelle lettre. À voix haute, elle détache
les mots, déchiffre, revient en arrière et s'interrompt avec une
moue perplexe.
Madame, Je vous
écris car je me suis présentée le 26 août pour un contrôle de
l'employé et vous m'envoyez une lettre comme que vous risquiez de me
supprimer l'aide spécifique de solidarité, j'ai travaillé pendant
21 ans dans la même usine j'ai été voir des maisons intérimaires
à Rouen, j'avais demandé une formation de transport en commun on
m'a répondu que ça coûte trop cher j'ai été des grandes surfaces
pour savoir s'il y avait du travail on m'a dit pas pour l'instant et
des autres usines. Toujours la même réponse à l'APME faut avoir en
main un BAC ou CAP. Je souhaite faire une formation de cariste, mais
vous allez me dire que ça coute trop cher. Ça me plairait aussi de
travailler pour la commune pour livrer des plats chez les personnes
âgées et faire du jardinage espace vert. Comment faire ?
Mais en usine
je peux pas car je fais une insuffisance cardiaque. Voici mon
certificat médical.
Veuillez agréez
Mme mes sincères salutations salutations distinguées.
Emilie Namjhic
Les représentants syndicaux prennent la parole en
soulignant que l'absence de diplôme est un handicap certain :
« Cela se voit à son orthographe, en plus. – Elle est
paumée, cette femme. – Elle ne sait pas ce qu'elle veut, être
cariste, dans un milieu d'hommes, elle n'est pas sortie de
l'auberge ! – Elle serait mieux dans une cantine. – C'est
surtout qu'elle ne comprend pas ce qu'on attend d'elle, qu'elle
vienne dans nos services quand on lui demande. C'est terrible de ne
pas comprendre ça. – Après 21 ans d'usine, à son âge, cela
devient difficile, mais il faut sanctionner pour qu'elle comprenne
enfin qu'elle est au chômage avec des obligations ! »
Sans retenue et avec de vifs ressentiments, les
chômeurs exposent leur cheminement pour comprendre ce qui se passe
pour eux, les affronts répétés lorsqu'ils demandent des
explications. Ce sont souvent des demandes d'aide, des demandes
d'éclaircissements, mais surtout des demandes de soutien et de
compréhension. Dans la lettre suivante ici retranscrite, l'affront
consiste à ne pas accuser réception des lettres venant de l'ANPE.
Cette femme tarde à répondre tant son esprit est occupé par son
licenciement. Un mois après, elle réagit. L'entame de la lettre est
claire : « C'est avec un énorme mal-être que je vous
écris pour solliciter votre aide. » Tout est dit dans le ton,
cela va très mal et vous êtes mon secours. Dans une forte solitude
depuis son licenciement, cette femme soudeuse – ce qui est très
rare – relève la tête dans un murmure de désapprobation avec son
certificat de qualification en main. Elle s'adresse, au-delà de
l’administration, à tous les juges, à la société tout entière :
« Veuillez, Madame, Monsieur, être les juges des gens qui ne
demandent qu'à être payées correctement pour avoir une vie
correcte. » Elle dénonce, donne des noms, rend compte des
interactions méprisantes, les sourires en coin. Elle sait qu'il est
trop tard, mais veut que l'injustice soit dite.
Mme Lenoir
Céline, 20 novembre 2008
Madame,
Messieurs,
C'est avec un
énorme mal-être que je vous écris pour solliciter votre aide. Vous
me radiez du chômage parce que je ne suis pas venue à des
rendez-vous, mais c'est que je suis en conflit avec mon ancien
employeur. Il m'a licencié comme un malpropre et il me prend la
tête. Alors j'ai pas le temps.
Vous devez
savoir qu'en février 2008, je suis entrée par agence d'intérim
chez la maison Dorure. en tant que soudeuse. Taux horaire : 8
euros 50 sans rien d'autre. Mon premier chef, Monsieur Georges, m'a
appris à souder car je n'y connaissais rien.
De plus en
plus, ce métier me plut, surtout que l'on m'avait fait miroiter un
CDI, et comme beaucoup, c'est ce que j'attendais.
Pendant trois
semaines de travail, sans aucun vêtements ni chaussures de sécurité,
mais avec les miens en propres, je travaille et Mr Georges augmente
mon salaire de 0,20 euros. De 8euros 50, je passe à 8 euros 70.
Début avril,
après s'être entretenu avec la boîte intérimaire Eden, Mr Georges
a « réussi » à me faire entrer en formation soudure à
Rouen. Pendant un mois, je fais le trajet, 85 km, tous les jours pour
un taux horaire de 8 euros 50 sans frais de déplacement.
Malgré cela,
j'aime ce que j'apprends en formation, et je sors de ce mois de
formation diplômée d'un Certificat de qualification Soudeur.
Puis je
réintègre l'entreprise Dorure, en passant par l'intérim Eden, et
je demande si, avec cette qualification, mon salaire va augmenter ?
Réponse : pas avant 18 mois de « preuve de travail »
chez Dorure. Donc 18 mois à rester à 8 euros 90 (8 euros 90 par
rapport à l'augmentation du SMIC durant juillet 2008). Sans plus de
prime quelque soit, ni vêtements de travail, ni sécurité, ni prime
de panier, ni déplacement, rien de ce qui pourrait m'aider en fin
dechaque mois.
Mais problème :
si Dorure avait toujours besoin de soudeur – sans vouloir dépenser
plus pour ceux ci – pourquoi cette société décide de ne pas
donner les diplômes directement aux personnes concernées ?
Malgré la joie
qui était mienne d'avoir pu « monter au créneau » et
mettre « délivrée » du carcan « Dorure-Eden »,
il me restait encore quelques failles à résorber.
Un collègue de
la Soudure par point me demande la semaine d'après si j'ai des
questions a poser au Comité d'Entreprise ! Personnellement,
plutôt deux fois qu'une !
Où sont les
diverses primes auquel les intérimaires ont droit ? Aucune
réponse. Pourquoi, un intérimaire soudeur venant d'arriver était
au même taux horaire que ceux diplômés (soit 8, 90 euros) ?
Aucune réponse.
A quand les CDI
que l'on nous fait miroiter, malgré les preuves de travail que l'on
nous a demandées ? Aucune réponse.
Malgré que ce
n'était pas à moi – ouvrière de bas-étage, mais très bonne
soudeuse selon les échos arrivé aux oreilles de Mr Lerron – de
former ce gosse sur ce genre de pièces à souder, je le fis
quandmême par esprit d'équipe (car contrairement à d'autres, moi
je l'ai) tout en lui donnant mon ventilateur à cause des fumées
nocives.
Parce que pour
cela aussi, nous devions nous débrouiller pour respirer en soudant :
par apnée pour les petites soudures. Nos postes de travail étaient
dépourvus d'aérations obligatoires, nous nous débrouillions pour
respirer malgré les fumées toxiques et les poussières métalliques
qui volent autour de nous.
Le vendredi
matin, je demande gentiment à mon chef, s'il était possible d'avoir
« une augmentation de salaire ». Sa réponse ne se fit
pas attendre, JE ME FAIS LICENCIER.
Voyez mesdames,
messieurs, malgré tout cela, j'aime toujours le métier de soudeur,
mais je me retrouve au chômage. Et vous me demandez trop de
rendez-vous. Si vous me coupez, je ne sais comment, je vais pouvoir
payer mon loyer de novembre et ainsi de suite, factures et cadeaux de
noël à mon fils.
Je vais avoir
34 ans et j'ai un fils de 10 ans que j'élève seule ? Sans
pouvoir lui offrir ce qu'il voudrait, que ce soit une sortie au Mac
Do, cinéma ou expositions. Rein, même pas de PC, ni d'internet,
rien.
Veuillez,
madame, Monsieur, être les juges des gens qui ne demandent qu'a
travailler correctement pour avoir une vie correcte. Sincères
salutations.
Un torrent d'énergie et de révolte traverse
l'écriture, les promesses non tenues, les chefs qui abusent, un
autre qui insulte, et l'agence d'intérim qui joue de la précarité
du statut de cette ouvrière […] Dans son esprit, le chômage est
second. Es contraintes et les contrôles lui passent par dessus-la
tête, tant elle reste attachée à son licenciement, aux promesses
d'un contrat indéterminé. La commission réunie discute de ce cas
comme d'une affaire exemplaire, la malchance d'être traitée ainsi.
Les représentants des syndicats et employeurs considèrent que les
boîtes intérim abusent légèrement, et qu'il faut lui donner sa
chance. Ils votent pour la non-suspension des droits,
exceptionnellement, en demandant qu'un courrier lui parvienne pour
lui adresser un simple avertissement.
[…] La prise d'écriture se fait sous l'emprise
de l'abattement, faut-il le dire ? Que l'on parvienne plus ou
moins à écrire, que l'on maîtrise plus ou moins l’orthographe ou
la grammaire, que l'habileté à formuler soit plus ou moins
prégnante, la lettre griffonnée sera vite expédiée pour défendre
son honneur. Certaines écritures sont difficiles, grosses d'erreurs,
de fautes d'expression, au point de se confondre en excuses et
remerciements. Parfois, c'est l'enfant qui écrit à la place de la
mère, la sœur à la place de son frère. C'est la signature qui
révèle les deux auteurs, le graphisme détone avec les courbes bien
formées des mots. L'expression est souvent malaisée, en une phrase
tout est dit : « Je n'ai pas pu me déplacer ce jour là –
J'étais malade à la maison – J'avais un rendez-vous – Je
cherchais du travail dans la ville de Saint-Aubin. » Et en plus
les auteurs sont convaincus malgré cette imprécison que le mot
suffira pour retrouver des droits.
Après avoir perdu son emploi, le collectif de
travail, la possession de droits attachés à celui-ci, le niveau de
salaire, l'honorabilité qui en découle, la dégringolade économique
se poursuit inexorablement et suscite rage ou aigreur. Il y a
urgence, et c'est elle qui fait prendre papier et stylo Bic.
Juin
2005
Madame,
J'ai bien reçu
votre courrier sur l'offre d'emploi que j'ai refusée. D'une part,
j'ai été mal reçu par le monsieur qui s'occupe de l'ANPE d'Elbeuf.
Il n'a pas regardé que j'ai une femme et 2 enfants à nourrir. Il
m'a radié immédiatement et n'a rien voulu entendre. Qu'est-ce que
j'ai fait ? Je n'ai pas été à ce travail car c'était trop
loin pour moi et je n'avais pas de voiture pour y aller. Ce n'est pas
avec les 450 euros par mois de chômage que je peux me permettre de
faire quelque chose. Si vous pouvez rendre mon dossier, en vain ;
et me régler à partir du 13 juin jusqu'au 30 juin, ce serait pour
moi un bon cadeau, car la vie est tellement dure quand on est au
chômage. Vous pouvez pas me supprimer comme çà. Je vous remercie
d'avance.
Veuillez
agréer, Madame, L'expression de mes sentiments distingués.
Robert Tatian
Protester absolument, « vous pouvez pas me
supprimer comme çà ». Oui, entendez bien, c'est moi que l'on
supprime en même temps que la prestation chômage, c'était le
dernier économique qui faisait tenir la maison.
Jean-François Laé, Numa Murard,
Deux
générations dans la débine. Enquête dans la pauvreté ouvrière,
2012, Bayard.
Des enregistrements au domicile des individus, pendant l'enquête
ici