lundi 10 mars 2014

Lieds funèbres, A. Jarry



Reçu ce jour par coursier cycliste sans âge – tout de suite pensé à un Krumm dé-fait de ses mauvaises intentions muettes – aux guibolles décharnées menaçant de ployer sous le poids du torse et de la tête : difficile à cerner dans cette Vision seconde, nous n'en étions qu'à notre septième café :
« Cendrin,
De mon oublié sépulcre aux dimensions égarées, ce mot pour vous enjoindre de faire parvenir derechef cet ensemble de phrases, circonstancié i.e. encore un spleenétique début de semaine camouflé sous premiers soleils de mars et puis comment faites-vous pour écrire dans si minuscule et même pas vélin ? Mais peut-être pour la pipe bien pratique.
A.J.
P.S. : Vous pouvez vous aider d'un volume Pléiade (bien pardon...), mais ne vous sentez lié en rien, je n'ai pas pas vu l'ombre d'un Gallimard venir fleurir etc. Enfin, saluez bien et bas Laurent Margantin pour la magnifique et juste présentation de mon Ubu."


LIEDS FUNÈBRES

1/ Le Miracle de Saint-Accroupi


Sur l'écran tout blanc du grand ciel tragique, les mille-pieds noirs des enterrements passent, tels les verres d'une monotone lanterne magique. La Famine sonne aux oreilles vides, si vides et folles, ses bourdonnements.
Sa cloche joyeuse pend à ses doigts longs, versant sur la terre des ricanement. Et de grands loups fauves et des corbeaux graves sont sur ses talons. La Famine sonne aux oreilles vides, par la ville morne, ses bourdonnements.
Croix des cimetières, levons nos bras raides pour prier là-haut que l'on nous délivre de ces ouvriers qui piochent sans trêve nos froides racines. N'est-il donc un Saint, bien en cour auprès de Dieu notre Père, pour qu'il intercède ?
Croix des cimetières, votre grêle foule a donc oublié le bloc de granit perdu dans un coin de votre domaine ? Sa barbe de fleuve jusqu'à ses genoux épand et déroule, déroule sa houle, sa houle de pierre.
Et les flots de pierre le couvrent entier. Sur ses cuisses dures ses coudes qui luisent sous les astres blonds se posent, soudés pour l'éternité. Et c'est un grand Saint, car il a pour siège, honorable siège, un beau bénitier.
Il n'a point de nom. Dans un coin tapi, ignoré des hommes, seules les Croix blanches lui tendent la plainte de leurs bras dressés. Le corbeau qui vole le méprise nain, croassant l'injure au bon Saint courbé : Vieux Saint-Accroupi.
Croix des cimetières, tendons-lui la plaintes de nos bras dressés : Que ces ouvriers qui tuent nos racines et peuplent les tombes de serpents coupés, se croisant les bras, regardent oisifs les torches de mort désormais éteintes.
Et que la Famine remmène sous terre son cortège noir de grands loups qui rôdent et de corbeaux graves. Que le Blanc au Noir succède partout. Que le grand œil glauque du ciel compatisse, versant sur les hommes des pleurs de farine.
Et les Croix restèrent les bras étendus, coupant de rais blancs l'ombre sans couleur. Soudain des pleurs blancs glissèrent sur l'ombre. Les nuages sont de grands sacs que vident des meuniers célestes. La manne s'accroche aux pignons ardus.
La manne fait blanches les rougeâtres tuiles. Une nappe blanche jusqu'à l'horizon sur toute la terre s'étend pour manger. Et de blanc lui-même, de blanc s'est vêtu le Saint-Accroupi ; de blanc s'est vêtu comme un boulanger.
Et les hommes puisent lourdes pelletées de farine claire que le vent joyeux leur fouette au visage. Croix des cimetières, nos vœux exaucés, nous voudrions voir quel fut le départ, le départ honteux du cortège noir...
Alfred Jarry, in. Les Minutes de sable mémorial.



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