samedi 15 mars 2014

Retour présent



Bref cliquetis dans le chambranle et regard porté sur les armoires à détergents, Mathilde se délia les poignets, les chevilles, enfila la blouse de protection, vérifia que dans le lourd chariot tout y était comme elle l'avait disposé la veille. Elle avait répété et se tenait prête avec en main le balais à frange et le saut spécial qui se remplissait. Elle resta un moment les yeux fermés dans le nuage de vapeur d'eau chaude, au moins pour ça la société des assurances n'était pas regardante. L'aspirateur prestement passé sur le linoléum si usé qu'on le pensait sale au premier abord, son corps était maintenant tendu, attendant le compte. Elle vit la chambre de sa mère, alitée pendant des mois. 

Retour présent : le lit est vide. Et un et deux et trois et quatre : pizzicato, en sourdine au tout début. Régler les pas, l'attaque, le maintien.

Asperger le linoléum avant le faux départ du crescendo.

Au fur et à mesure de la maladie, briquer était devenu son credo. Toujours recommencer. L'oeil en alerte, la discipline. Et un, deux, trois, quatre : faire zigzaguer les franges, peau morte reptilienne sous les néons.
Le père, le frère et la sœur, et c'était tout à fait explicite, l'avait désignée elle responsable à domicile. Les études de lettres, c'est pas très prenant et puis elle aurait le temps pour son concours. Nous, les clients, les actionnaires, entretenir les cercles, guetter la jurisprudence qui en ce moment fait bien des atermoiements, on ne sait pas à quelle sauce on va nous manger – c'est pas comme ta littérature, elle bien morte et bien connue et si peu rémunératrice – as-tu idée du coût du traitement ? Non, bien-sûr, et ainsi lui avaient été dévolus haricots, bile, glaires, fuites, larmes, suées, paniques, un, deux, trois, quatre, pharmacie, appels d'urgences, piluliers, pommades, bandes, oreillers, chutes,  diarrhées, lessives, repas à faire varier, siestes, kiné, appels à filtrer des amis raréfiés, les semblants de loisirs – c'est amusant, tu ne trouves pas ? Je suis fatiguée, je veux rentrer. Et elles rentraient, très lentement, à cause de la route sinueuse, en se remémorant la nouvelle passion éclose du matin et qui, avec le retour, s'estompait et allait tout à fait s'effacer devant celle qui allait naître dans la nuit et qu'il faudrait, aussi, que Mathilde satisfasse. Merci ma fille.
Pizzicato rondo ! Et un, et deux, et trois, et quatre. En rythme. Difficile à tenir. Ne pas lâcher. Les pneus crissaient sur les graviers de l'allée et les mêmes anecdotes de leurs journées passées où s'accomplissaient leurs œuvres. On le perd comme un rien ce rythme, à regarder les marionnettes si fixement que la seule chose que l'on voit d'elles, ce sont leurs fils et ce qui les tire. Le flux de la vie saine, positivement occupée par le commerce avec d'autres individus qu'une malade plus ou moins condamnée (on ne veut pas trop savoir).
Ce que Mathilde, en revanche, savait mieux que tout, c'était les choses à toujours recommencer. Aussitôt que les objets étaient propres et disponibles pour leur fonction, aussitôt bien-sûr leur usage faisait tout recommencer. Un, deux, trois, quatre. Les œuvres invisibles de Mathilde : haricots, bile, glaires, fuites, larmes, suées, paniques, un, deux, trois, quatre, pharmacie, appels d'urgences, piluliers, pommades, bandes, oreillers, chutes, diarrhées, lessives, repas à varier, siestes, kiné, appels à filtrer des amis raréfiés, les semblants de loisirs – c'est amusant, tu ne trouves pas ? Pourquoi fais-tu donc cette mine ? Elle n'a pas été bien aujourd'hui ? Ah, j'y pense, tu m'as bien pris un nouvel agenda ? Fais-voir ? Qu'est-ce qu'elle a ? Il a fait un temps splendide, n'est-ce pas ? Et demain, c'est pareil. De quoi te plains-tu, lui répétaient-ils. Si avec les longues journées passées ici en compagnie de tes chers auteurs, tu n'es pas première à ton concours, je ne sais vraiment pas ce qu'on va faire de toi. C'est tout de même même pas maman qui t'empêche de travailler. Et les mêmes tièdes conversations se succédaient de soir en soir reliaient la malade à la vie ordinaire. Ils prendraient mollement le relais jusqu'à leur sommeil.

Pizzicato allegro. L'imagerie médicale ne prend pas de gants pour montrer une vertigineuse dissémination. Leurs mines s'assombrirent quelques temps et à nouveau le tragique optimisme. Les visiteurs affluèrent et fatiguaient la malade, de plus en plus opiniâtre pour mieux résister à l'invasion qui travaillait les organes et déréglaient les fonctions. De furibardes vaisselles de membres plaintifs.
Et puis le centre de soins comme dénouement. La culpabilité de Mathilde. La mère laissée aux chiens. Respirer devînt un éreintement et une nuit, l'interne appela.
Avec soin et démonstration, ils réglèrent les détails du rituel final et collectif.
Et un, et deux, et trois, et quatre.

À bien y réfléchir, ce déclassement était une émancipation pour Mathilde. Bien-sûr, pressée par sa subite fuite de la famille, elle s'était logée où elle avait pu et s'était tournée sans y réfléchir vers cette agence de nettoyage. Elle avait pris l'habitude de récurer fort et bien, mais cette fois ses bras lui étaient utiles : la prolifération pouvait être, enfin, endiguée. Ne plus voir maman dans ses excréments.
Levant la tête de sa besogne de sueur et d'eau, le regard de Mathilde accrocha les flocons dans la lointaine diagonale orangée du réverbère, après les rangées de bureaux vides et après encore les vitres des fenêtres. C'est la voix de Sonia qui la fit revenir tout à fait. Retour présent. Sonia et son père. Sonia et sa mère. Sonia. Et l'enfant. Et bientôt aussi, Nathan.

Retour présent.

C'est la première fois qu'elle allait voir la tombe sous la neige.

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