dimanche 27 avril 2014

Dissémination d'avril : Hommage à Richard Hoggart



La magnifique proposition de Carol Shapiro sur le thème de la frontière est pour nous l'occasion de rendre hommage à Richard Hoggart, disparu le 10 avril dernier.
Ce professeur de littérature anglaise est l'auteur de La culture du pauvre, publiée en 1957 et présentée en France en 1970 par J.C. Passeron dans la collection de Bourdieu chez Minuit : Le sens commun.
C'est à la lecture de cet immense livre, pierre angulaire des chercheurs travaillant sur les milieux populaires, que nous avons compris que cette discipline est avant tout celle des frontières sociales ; parfois très explicites et sanctionnées par des rites d'institution très puissants et valant, de fait, exclusion et séparation pour ceux qui n'en sont pas ; et le plus souvent tacites, informelles et silencieuses. Ces lignes de fractures sont puissamment explicitées et rendues intelligibles par Hoggart dans le chapitre « Eux et nous ». On peut regretter que ces lignes ne soient pas lues par les politiques, par les monteurs de projets, par les agents des institutions, par les guichetiers de toutes sortes au sein de l'aide sociale, par les travailleurs sociaux. Le sens de leurs pratiques leur sauterait aux yeux : convertir l'ethos populaire aux normes morales qui traversent les classes moyennes (individualisme méritocratique, docilité et acceptation de sa position, soumission à un ordre salarial d'autant plus dérégulé que l'on occupe les postes de plus en plus précaires en bas de l'échelle). Les tensions et les concurrences entre des modes de socialisation différenciés pourraient enfin être prises au sérieux, comme un physicien tient compte de la pesanteur terrestre. Ni plus, ni moins.

R. Hoggart, La culture du pauvre, 1957 - Minuit, 1970 :

La plupart des groupes sociaux doivent l'essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d'exclusion, c'est à dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas « nous ». Pour suggérer la forme que revêt ce sentiment dans les classes populaires, j'ai mis l'accent sur l'importance du foyer et du groupe de voisinage : corrélativement, cette cohésion engendre le sentiment que le monde des « autres » est un monde inconnu et souvent hostile, disposant de tous les éléments du pouvoir et difficile à affronter sur son propre terrain. Pour les classes populaires, le mondes des « autres » se désigne d'un mot : « eux ». C'est là un personnage aux cent visages, produit de la transposition urbaine de l'ancienne relation entre la chaumière et le château. Le monde des « autres », c'est d'abord celui des patrons, qu'il s'agisse d'employeurs privés ou de fonctionnaires comme cela tend à devenir la règle. Mais le monde des « autres » s'étend facilement aux membres de toutes les autres classes, exception faite de ceux que les travailleurs connaissent personnellement. Un médecin généraliste qui se fait accepter en se dévouant à ses clients n'est pas « un autre » : il a lui-même (ou sa femme) une physionomie sociale. « Les autres », cela comprend encore les policiers, les fonctionnaires de l'autorité central ou locale que les travailleurs ont l'occasion de rencontrer, les instituteurs, les assistantes sociales et les juges de correctionnelle. Il fut un temps ou les directeur des bureaux de chômage et les assistantes sociales étaient particulièrement typiques de cet univers. Aux yeux des couches les plus pauvres en particulier, le monde des « autres » constitue un groupe occulte, mais nombreux et puissant, qui dispose d'un pouvoir presque discrétionnaire sur l'ensemble de la vie : le monde se divise entre « eux » et « nous ». « Eux », c'est, si l'on veut, « le dessus du panier », « les gens de la haute », ceux qui vous distribuent l'allocation chômage, « appellent le suivant », vous disent d'aller à la guerre, vous collent des amendes, vous ont obligé pendant les années trente à diviser votre famille pour éviter de voir réduire les secours. « Ils » « finissent toujours par vous avoir », on ne peut jamais leur faire confiance, « ils ne vous disent jamais rien » (quand vous avez un parent à l'hôpital, par exemple), « ils » sautent sur toutes les occasions «  d'emmerder le monde », « ils ne se bouffent pas entre eux », etc. (…) Les membres des classes populaires se trouvent surtout au contact des petits fonctionnaires. De même que les policiers, les petits bureaucrates, qui sont des serviteurs pour les classes aisées, apparaissent au classes populaires comme les agents des « autres » : on ne leur fait jamais confiance, même lorsqu'ils se montrent avenants ou bien disposés. Quand ils sont mal disposés, ils peuvent manifester envers les classes populaires « toute l'insolence du clerc », toute la brutalité du sous-officier : ce sont les créatures des patrons. Les membres des classes populaires hésitent souvent à devenir contremaîtres ou sous-officiers, craignant qu'on ne les accuse d'être passés « de l'autre côté ». Certains petits fonctionnaires ont une attitude double : ils ont tendance à traiter de haut les membres des classes populaires pour se donner le sentiment réconfortant de leur différence ; mais ils savent aussi que cette différence est bien ténue et restent hantés par la crainte d'une rechute sociale. De même, la déférence qu'ils manifestent à l'égard des bourgeois cache une certaine animosité : ils voudraient bien être des bourgeois, sans ignorer pourtant qu'ils ne le sont pas. Face aux petits fonctionnaires, les femmes du peuple sont toujours moins à l'aise que leurs maris et font preuve d'une plus grande déférence. L'homme a tendance à ruer dans les brancards, et sa révolte prend facilement une forme « vulgaire » : poussé à bout, il lui arrive de menacer le rond-de-cuir de « lui casser sa sale gueule, s'il ne la ferme pas ». (…) On comprend que les membres des classes populaires ne fassent pas toujours bon accueil aux agents de la bienfaisance publique ou qu'ils soient coutumiers des réponses évasives plus propres à décourager l'aide qu'à clarifier leur situation. Sous l'expression « Je me débrouillerai tout seul », il y a souvent une fierté outragée : on ne veut pas croire qu'un membre d'une autre classe puisse comprendre réellement les hauts et les bas de la vie d'un ouvrier. On ne veut surtout pas « se faire remarquer », « tendre la main », on veut se défendre de toute dépendance. Toujours pour la même raison, on attache de l'importance à « connaître un bon métier » ; non pas seulement parce que l'ouvrier qualifié a toujours gagné d'avantage (…) mais surtout parce que l'ouvrier qualifié peut prétendre, mieux que le manœuvre, « valoir n'importe qui ». Il échappe à la cohorte de ceux qui subissent les premiers effets du chômage ; il peut conserver quelque chose de la fierté de l'artisan. Même s'il ne pense pas sérieusement à changer d'usine, il aime à caresser l'idée qu'il pourrait toujours « ramasser ses outils et s'en aller ». (…) Le monde des emplois possibles se déploie horizontalement, non verticalement ; la vie ne se présente pas comme une ascension et le travail n'en est pas l'élément le plus intéressant. On respecte le bon ouvrier, mais on ne voit pas un concurrent possible chez le voisin d'établi. C'est là une attitude profondément vécue, qui s'exprime dans une sorte de commandement : « Vas-y lentement, ne met pas le copain au chômage ». Les membres des classes populaires, qui aperçoivent facilement leurs propres défauts professionnels, ne mentionnent jamais l'arrivisme, le « fayotage » ou la bonne humeur dans l'intérêt du service : on se méfie toujours des « gars qui se poussent ». Où que l'on travaille, l'horizon est bouché ; de toute façon, se hâte-t-on d'ajouter, ni l'argent ni le pouvoir ne font le bonheur. Ce qu'il y a de « vrai », ce sont les rapports humains, l'affection dans la famille, l'amitié, et la possibilité de « bien s'amuser ». On répète que « l'argent ne fait pas tout » et que « c'est pas la peine de se crever à faire des heures supplémentaires ». (…) La vie des membres des classes populaires se déroule selon un schéma qui ne laisse pas de place à l'imprévu : pour l'homme, un métier sans intérêt, pour la femme, des années passées à tenter de « joindre les deux bouts » et pour la majorité, le sentiment que ce mode de vie ne changera pas, ou même qu'il n'a pas à changer. On ne leur demande pas de prendre le monde à bras-le-corps et de le transformer, telle semble être l'opinion générale. Dépourvue d'éclat, leur vie n'offre guère d'occasions d'héroïsme et ses côtés tragiques ne prêtent pas à littérature. Quand on sent qu'on a peu de chances d'améliorer sa condition et que ce sentiment ne se teinte ni de désespoir ni de ressentiment, on est conduit bon gré mal gré à adopter les attitudes qui rendent « vivable » une pareille vie, en éludant la conscience trop vive des possibilités interdites : on tend à se représenter comme des lois de la nature les contraintes sociales ; on en fait des données premières et universelles de « la vie ». Sous la forme rudimentaire du fatalisme, de telles attitudes n'ont généralement pas d'accent tragique ; même si certaines formes de la résignation ont leur dignité, elles s'apparentent surtout à la réaction du conscrit contraint de faire contre mauvaise fortune bon cœur. 

Pour une approche plus contemporaine, qui prend en compte la massification scolaire et la tertiarisation massive des emplois, on peut lire avec grand profit ce texte d'Olivier Schwartz, tiré de son HDR.

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