vendredi 28 février 2014

Dissémination de février avec Les Entrailles de Mademoiselle : À Colette


À l'occasion de cette nouvelle Dissémination de la web-association des auteurs, nous sommes ravis d’accueillir un texte fort et inédit des Entrailles de Mademoiselle, que nous remercions chaleureusement de sa participation.
Elle revient sur un cas particulièrement marquant de violences contre les femmes, jugé en Cour d'assises ce mois-ci (voir "Un mari tortionnaire aux assises").



À Colette.


Vous êtes parvenu à briser les os de votre femme, à déchirer, découper, arracher ses chairs et violer ses orifices en toute impunité, pendant trois décennies.

Vous avez commencé par massacrer sa dignité, vous l'avez broyée avec minutie et régularité. 

Il fallait qu'elle doute de sa qualité d'humain, qu'elle comprenne bien qu'elle était moins qu'un chien ; qu'elle doute de son droit à ne pas être torturée. Sinon, peut-être auriez vous couru un faible risque que l'on vous arrête.
Un faible risque, car les voisins, la famille, les amis ne voulaient pas voir, pas savoir. Mais un faible risque tout de même. Alors vous avez fait en sorte qu'elle soit de plus en plus seule.
Un faible risque, car les médecins ont désinfecté, suturé, radiographié, plâtré, reconstruit, sans poser de questions. Mais un faible risque tout de même. Alors vous ne l'avez jamais laissée seule avec eux. 

Photographie de Donna Ferrato

Te frapper fort jusqu'à ce que tu perdes une corde vocale, tes dents, ta lèvre inférieure.
Te frapper à t'en déformer à vie le nez et les oreilles.
Te frapper jusqu'à te détruire un œil.
Te frapper jusqu'à ce que ton cerveau s'emplisse de sang.
Te frapper jusqu'à ce que tes os se brisent, un à un.
Te frapper jusqu'à ce que tes muscles se calcifient et que les médecins soient obligés de pratiquer une ablation.
De René à Colette, 32 ans de mariage.


Elle s'est enfuit, vous l'avez rattrapée. Elle a tenté de se suicider, vous l'avez réanimée. Alors, pour la désorienter, lui faire perdre la raison, au début, vous l'embrassiez autant que vous la frappiez. Il fallait lui promettre que vous ne seriez plus qu'Amour, désormais. Que vous étiez tellement désolé. Que vous ne recommenceriez pas.

Il fallait qu'elle se persuade d'avoir choisi de rester, pour qu'elle ne puisse plus jamais se croire capable de partir.
Au cas où, vous avez menacé. Les enfants. De la tuer. De la retrouver où qu'elle soit. Elle vous a cru, vous étiez devenu son monde, elle vous savait omnipotent. 


Vous vous êtes engagé dans un lent mais implacable processus de chosification. Vous l'appeliez « le punching-ball ». Vous avez opéré sur elle une lente digestion. Vous avez réussi à dissoudre son jugement. Vous l'avez décrétée folle. 

Il vous a fallu la faire douter de tout, insensiblement. Ce qu'elle croyait normal devenait folie, ce qu'elle croyait mauvais devenait normal.

Chaque centimètre de liberté lui a été repris, graduellement.

Chronométrer tous tes déplacements.
Contrôler tes dépenses au centime près.
Choisir le travail que tu dois exercer.
Te priver de tous tes salaires.
Te priver de toute relation avec le monde extérieur.
Te priver de toute relation avec ta famille
Décider de l'éducation des enfants.
T'interdire de regarder la télévision.
T'interdire d'écouter la radio.
T'interdire de téléphoner.
T'interdire d'acheter des timbres.
De René à Colette, 32 ans de mariage.

Peu à peu, son prisme s'est déformé, elle ne savait plus. Elle a oublié comment c'était, avant.
Chaque instant a pris une réalité nouvelle. Le bruit de vos pas dans le couloir, la manière dont vous refermiez la porte d'entrée, l'éclat de votre voix, le frôlement de votre main, votre regard. Elle savait en une fraction de secondes quand arrivait le moment d'être massacrée.
Vous jouiez avec ses nerfs. 

Photographie de Donna Ferrato

Elle devenait une bouillie informe, digérée par l'angoisse, les cris et les coups. À la fin, il aurait suffit de lui planter une paille dans la tête, et de l'aspirer pour qu'elle disparaisse complètement.

Vous l'avez démolie, humiliée, estropiée. Elle n'était plus qu'un amas de chairs meurtries, déformées ; un corps désarticulé, amputé. Vous vouliez qu'elle devienne cette coquille vide qui, définitivement, serait broyée.

Tenter d'exciser ton clitoris.
T'arracher avec les dents ta petite lèvre génitale droite.
Percer à vif tes lèvres génitales
Tenter de refermer tes lèvres génitales avec un trombone.
Coudre à vif tes lèvres génitales avec une aiguille.
Recouvrir ta vulve d'alcool et l'enflammer.
Frapper ton sexe avec un bâton.
Te violer.
De René à Colette, 32 ans de mariage.



Elle aurait dû mourir. Pourtant, elle est encore vivante, debout, devant votre petit sourire enjôleur, votre fine moustache et votre allure de Monsieur Tout-le-monde, qui est celle de tous les petits tortionnaires.

Moi, je vous regarde, depuis mon corps sans douleurs, plein d'énergie. J'inspecte cette peau, sans hématomes, sans déchirures, sans stigmates.

Je touche mes membres, je sens mes os, mes muscles. Tout est là, je n'ai pas mal.
Je pense à ce que pourraient être les coups, sourds, sur mon visage ; le goût du sang, la douleur vive. Je pense à mon sexe, dont les chairs délicates ne sont ni percées, ni cousues, ni brûlées. Je pense à l'odeur qu'aurait ma peau si elle brûlait.

Je passe la langue sur mes dents, je touche mon nez, mes oreilles, mon crâne. Tout est intact. Je n'ai pas mal.
Je ressens de la colère, intense, mais aussi de la peur à être de cette espèce sociale que l'on massacre dans le secret des foyers.
Qui m'aiderait, moi, si ça m'arrivait ? 




Chaque année, 201 000 femmes âgées de 18 à 59 ans sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles de la part de leur ancien ou actuel partenaire intime (mari, concubin, pacsé, petit-ami…). Il s’agit d’une estimation minimale.
Parmi ces femmes victimes, 16%, soit 31 000, déclarent avoir déposé une plainte en gendarmerie ou en commissariat de police suite à ces violences (source)

mardi 25 février 2014

Pluie battante à la lucarne



Pluie battante à la lucarne entrebâillée ça y est
enfin craqués les nuages pesants de gris-noir déchiré
ferme les yeux entends la ville là-bas
qui bruisse sous les trombes



Les épaules se courbent se dépêchent les pas
Commissures en berne
Ça craque ça roule déferle et défait les faces
Sur son calme pylône le chat se résigne et cligne
Les gouttes comme des satellites translucides
Fixés par instants dans les phares blancs



Les courbes s'envolent et retombent
l'Aléa économique
Anticipation des précipitations
Sublimation accélération condensation des respirations
Se figent les boucles sur les fronts
Comme les espoirs du jour se recroquevillent
Sous les soupirs s’ensevelissent
Absorbés par la projection des retours qui se dessinent malgré
Ça bat les joues
Et fait fermer les yeux
La colère pointe
Ongles rentrés dans les paumes trempées
Les cous moites frissonnent et maudissent



Il aboie ces ordres et contraint les trajectoires
Le temps cerbère exacerbe et densifie
Le temps cerbère prolifère s'asseyant sur nos poitrines
Les heures gonflées à éclater et ça emplit et ça emplit
haut la main les Heures de dépit d'ennui de respiration contrariée
D'aspirations avortées
Points de poussières sous la lucarne
Qu'un peu de vent effacera

Grands et calmes pylônes
Les chenilles de chars ne sourcillent pas


vendredi 7 février 2014

Sonia - tête et viscères


[...] il est réapparu parmi les galériens devant le centre commercial. Ceux-là qui se prennent pour des affranchis et qui étalent leur misère, qu'ils essayent de déguiser en mépris, pour les yeux des passants. Ils rament sans-cesse au fil des jours ces pirates-là, comme ma mère elle dit, mais leur embarcation elle est pas sur les mers du globe, non. Elle est bien amarrée en plein-milieu du quartier et ils se garderaient bien d'aller voir plus loin. Cette espère de marine sur la terre ferme, ça apprend la survie. La promesse des vents au-delà du quartier est pas engageante, entre stages bidons, petits boulots dégueulasses qui leur sont comme réservés exprès pour eux, et la prison à l'occasion. Souvent, ils vont se planquer dans des suivis psychologiques qui n'ont jamais de fin. C'est pas de tout repos, je suppose, de se laisser porter l'imagination par les embruns des psychotiques et la marée des canettes de bière ambrée. Je suis allé le voir, les autres ils sifflaient tant qu'ils pouvaient, mais il m'a même pas vue on aurait dit. Il m'a dit : « bonjour madame » et il a tendu la main : « pour manger s'il vous plaît ». Vas-y, je l'ai laissé jouer au clodo. J'ai fait une croix.

Quelques fois, j'attendais qu'ils s'endorment et je pleurais le plus bas possible, en me mordant l'intérieur des joues et en serrant les poings si forts que j'ai encore la marque sur mes paumes. Des fois, les produits s'y incrustent et ça me brûle. Et Hananne a fini par arriver, elle en me brûlant le dedans. C'est comme ça. Mais quand même, le revoir après tout ça, et pris dans son nouveau délire. Je peux peut-être en parler à Mathilde. Elle a l'air gentille et jamais un mot plus haut que l'autre. Et, j'ai remarqué, elle a plus de mots que moi pour les choses que je sais pas trop comment dire, bien qu'elle soit pas bavarde. Et sentir des choses sans pouvoir les dire aux autres, des fois ça fait mal. Ça fait mal dans le ventre. Le vieux maboul a appuyé sur le bouton pour moi. C'est déjà là. J'ai horreur de la neige. Les premiers temps, c’est joli, presque dépaysant. Presque comme un ailleurs de vacances qui fait crier les enfants de joie et d'excitation. Et puis très vite, on manque quelques fois de se ramasser, quand on se retrouve pas la tête par terre sans prévenir, parce qu'on s'en méfiait pas. Et puis à la fin, ça devient de la boue qui fait des tas près des trottoirs et qui fondent, fondent, fondent, et qui finissent par disparaître. Un peu comme les espoirs qu'on porte au début de l'existence.

samedi 1 février 2014

"Beckett l'abstracteur", Pascale Casanova



Beckett l'abstracteur
Anatomie d'une révolution littéraire
Pascale Casanova, 1997, Fiction & Cie, Seuil



« « Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu'à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore. Dire pour soit dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit. Dire une corps. Où nul. Nul esprit. Ça au moins1


Les premières lignes du texte sont peut-être plus étranges dans la version anglaise parce que la langue y semble plus « raccourcie » encore : « On. Say on. Be said on. Somehow on. Till nohow on. Said nohow on. Say for be said. Missaid. From now say for be missaid. Say a body. Where none. No mind. Where none. That at least2... »
La première lecture de Cap au pire donne, c'est vrai, l'impression d'un discours qui s'éteint dans une sorte d'inarticulation parataxique.
Apparemment, jamais Beckett n'avait été aussi loin dans l'hermétisme et l'obscurité littérale. […] Cap au pire est un sommet de l'art de la combinatoire becketienne, prodigieusement maîtrisée et concertée, aboutissement magistral de l'oeuvre toute entière et pourtant totalement méconnu comme tel.
Soit le pire, posé dans le titre comme but à atteindre, comme projet déclaré, et qu'il faut entendre non pas comme évocation approximative et et aléatoire de l'oeuvre, mais bien comme algorythme, formule génératrice à partir de laquelle Beckett a produit le texte qui suit. Le titre anglais Worstward Ho (littéralement « En route vers le pire ») joue sur l'expression Westward ho (en route vers l'Ouest) et, par cette ironie migratoire, signale à la fois le mouvement et la direction. Le pire est ce vers quoi il faudra tendre désormais, la fin visée mais non encore atteinte. En témoigne encore le premier mot du texte dans sa version anglaise, le on qui exprime la continuation, l'effort, le mouvement, une sorte de « en avant » résolu. Beckett pose d'emblée le problème avec une rigueur quasi-mathématique : comment dire le pire, et comment travailler sans relâche à empirer le pire ? Si, par définition, « dit est mal dit » quoiqu'on dise, comment stylistiquement, rendre l'idée du pire et le dire toujours plus mal . Comment tenir le pari incroyable d'un « mieux » qui serait la réussite du dit du pire ? A cette question du comment (how), Beckett répond dans le premier paragraphe en reprenant deux des modalités que permet l'anglais à travers ses variations sur l'adverbe de manière how : on arrivera au pire en partant de somehow pour aller jusqu'à nohow. « On. Say on. Be said on. Somehow on. Till nohow on. Said nohow on. » La traduction d'Edith Fournier donne « tant mal que pis » pour « somehow » et « plus mèche » pour « nohow ». Littéralement, somehow signifie : d'une manière ou d'une autre, tant bien que mal, avec les moyens du bord ou même « y a moyen » (de moyenner ) ; par opposition, nohow marque l'impossibilité, l'impasse, rien à faire, « plus moyen ». On peut donc proposer une transcription littérale de ces premières lignes : « En avant. Continuer à dire. Soit continué à dire. Tant bien que mal en avant. Jusqu'à plus moyen d'avancer. Soit dit plus moyen d'avancer. »
Beckett énonce là les deux seules modalités qu'il utilisera dans le texte pour atteindre le pire et définit en même temps la forme minimale dans laquelle il s'est engagé à le dire : le somehow ne peut se dire qu'à partir d'une syntaxe limitée à l'essentiel, d'une ponctuation unique, d'un vocabulaire restreint et réduit aux mots du pire. C'est comme s'il donnait en même temps le mot et la chose, tentative ultime et extrême pour faire enfin coïncider ce qu'on dit et comment on le dit. On écrira donc le pire dans l'exact écart entre ces deux mots : on l'écrira autant et aussi longtemps qu'on pourra, tant bien que mal, jusqu'à ne plus pouvoir. En les posant d'emblée comme des modes d'écriture, il fait de somehow (tant bien que mal) et de nohow (pas moyen) des choses, il les substantive, les représente comme deux points sur une ligne, donnés comme un début et une fin entre lesquels s'écrira le livre. »




1S. Beckett, Cap au pire, traduit de l'anglais par Edith Fournier, Ed. De Minuit, 1991, p.7.
2S. Beckett, Worstward Ho, John Calder, 1983, p.7.